«Tuez-les!» entend-on dans la vidéo, suivi d’un rire hilare. Nuit du 24 au 25 octobre, à 22h00: une équipe de la BAC part en repérage après le signalement d’un véhicule en flammes dans la cité du Val-Fourré de Mantes-la-Jolie (78). Les trois policiers le trouvent consumé; ils s'apprêtent à repartir quand le déluge s’abat sur eux, à 22h20. Autour d’eux, une quarantaine d’individus hostiles, tirant au mortier d’artifice et jetant des projectiles. Un véritable guet-apens, gagnant en ampleur à chaque minute: les cris rameutent des complices, snapchat aussi semble-t-il: sur les réseaux sociaux, les agresseurs publient en direct les vidéos de l’embuscade contre les forces de l’ordre. Les policiers ripostent au LBD, à la grenade de décencerclement. Mais ils sont pris au piège et il faudra l’arrivée de renforts conséquents pour les extraire de la nasse où une centaine de délinquants les maintenaient. Un policier est atteint d’un feu d’artifice à la cuisse. En face, un jeune individu perd un œil.
«Il n’y a pas [eu] de guet-apens ici, jamais. [Les policiers] ont mal fait les choses!», affirmait le jeune Alassane sur BFMTV. Et son comparse Alahou d’ajouter: «mon ami [rentrait] tranquillement chez lui, il s’est mangé une balle dans l’œil et voilà, ils ont gâché sa vie». «Rétablir la vérité», disent-ils: «nous ne sommes pas des délinquants, il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac. Nous, on est ambitieux, on veut s’en sortir, on travaille. On n’est pas l’image qu’ils veulent nous coller». L’IGPN a ouvert une enquête sur les circonstances du tir de LBD.
Cette embuscade est-elle le fruit d’une rivalité entre cités d’Île-de-France? C’est en tout cas l’hypothèse avancée par certains policiers. Les nuits de guérilla urbaine se sont en effet accumulées au mois d’octobre: le 13 à Grigny (91), les 15 et 18 à Étampes (91) et le même soir aux Mureaux (78), le 21 à Emerainville (94) et Champigny-sur-Marne (94) et les 12 et 24 à Mantes-la-Jolie (78).
Une chose est sûre: la confrontation du Val-Fourré a davantage attiré les caméras. «Pour une fois», regrettent, las, les policiers. «Notre administration ne s’intéresse aux cas des policiers qu’en fonction de la médiatisation qui est portée à l’affaire... alors, est-ce la vie des policiers qui intéresse notre ministre ou l’opinion publique quand c’est médiatisé?», s’insurge Linda Kebbab, déléguée nationale d’Unité CGP Police FO. «Soyons honnêtes, quand il n’y a pas d’images, ça n’existe pas dans l’esprit des gens,» regrette-t-elle: «il y a un mois et demi, des collègues ont été pris à partie à Noisy-Le-Grand, avec des mortiers, c’est passé inaperçu».
Banalisation du mode opératoire
Indifférence de la hiérarchie, violences extrêmes sur le terrain: la situation est d’autant plus dramatique que Linda Kebbab refuse de voir là le franchissement d’un nouveau cap dans la violence. L’affaire semble presque banale. Et la policière de rappeler l’attaque sauvage de Viry-Châtillon: en 2016, des policiers étaient attaqués au cocktail Molotov dans la cité de la Grande Borne. Les quatre agents furent coincés dans leur voiture en flammes et lynchés à la barre de fer dès qu’ils parvinrent à s’en extraire. Le procès de 13 jeunes individus s’est ouvert mi-octobre, à Évry et à l’abri des regards: «c’est aux assises, avec tentative d’homicide, avec un collègue qui est gravement brûlé au visage et qui porte une casquette pour ne pas être regardé comme une bête de foire», rapporte Linda Kebbab, qui a assisté à l’audience. Dans le box, les jeunes barbares n’ont montré aucun signe de regret.
Ainsi l’attaque de Viry fut-elle «bien pire» en termes de gravité, mais celle de Mantes «effroyable, du fait du nombre de personnes». Une chasse en meute qui «suppose une organisation morbide», ajoute-t-elle: «on met le feu à une voiture, on attend en embuscade». La policière attend beaucoup de l’enquête: «certains éléments du mobilier urbain étaient éteints. L’enquête dira si c’est une preuve supplémentaire de préméditation et de criminalité en bande organisée.» En tout cas, la déléguée syndicale espère que les juges abandonneront tout laxisme:
«Ce serait hypocrite de penser qu’il n’y avait pas l’intention de blesser, ou pire, quand on se rue à 40 contre 3. Quand on voit les règlements de compte [dans les cités], à dix contre un, il faut comprendre qu’ils sont capables de tuer un jeune homme à coups de pied dans la tête.»
Quartiers perdus, quartiers criminogènes
Banalisation de la violence? Pour Linda Kebbab, les ressorts sont profonds. Les cités ont produit «une culture de haine des forces de l’ordre», qui se confond naturellement avec l’obsession d’une «défense de territoire»:
«De même que les gangs qui font du trafic de stups ou du recel d’objets volés vont s’attaquer les uns les autres pour défendre leur territoire, les jeunes individus vont aussi se lancer dans une guerre contre les forces de l’ordre, qu’ils estiment être leur ennemi, mais surtout comme leurs égaux.»
Est-il possible de renverser cette vision? «On est en train de dire aux jeunes que la police c’est l’ennemi, alors qu’elle est supposée être l’agent de la paix». Et Linda Kebbab de pointer les «militants idéologiques et extrémistes, cachés derrière une carte de presse, qui manipulent les quartiers populaires, qui disent même qu’il s’agit d’une action de résistance». À qui pense-t-elle? «Entre autres, à Noman Cadoret ou Taha Bouhafs,» qui «utilisent la souffrance des quartiers pour faire croire que la police est un corps hostile aux libertés».
La souffrance et la réalité des quartiers, elle en a profondément conscience: manque cruel d’effectifs au sein de la Police, absence d’éducateurs, parents démissionnaires, Linda Kebbab égrène, la gorge nouée, les maux qui touchent les quartiers criminogènes:
«Un gamin de 12 ans ne peut pas prétendre être victime du système, de racisme, de discrimination à l’embauche, parce qu’à 12 ans on n’est pas victime de tout ça! Comment se fait-il que ces gamins parviennent à intégrer des discours idéologiques qui les dépassent?»
Et Linda Kebbab d’écarter l’explication matérialiste, trop facile: «la pauvreté ne justifie pas cela… être pauvre, ce n’est pas une excuse pour abandonner son gosse. Heureusement qu’il y a des gens pauvres qui se battent pour donner une bonne éducation à leurs enfants!» La déléguée syndicale ne veut rien lâcher et appelle à un renversement de perspective au sein de l’institution judiciaire: «si les parents ne jouent pas leur rôle éducatif, c’est à la Justice de le faire». Celle-ci a en effet le pouvoir de prononcer des mesures éducatives, sans pour autant les appliquer efficacement.
Justice nulle part!
Un vœu pieux? Car pour l’instant, face au pouvoir judiciaire, les policiers semblent autant jugés que les délinquants. Voire peut-être davantage que ces derniers, tant le laxisme et l’impunité semblent subvertir les tribunaux, comme si les quartiers et les juges s’entendaient dans la haine du flic: «le premier sentiment, c’est celui d’injustice: on peut nous caillasser, mais derrière rien ne bouge, la justice ne fait rien. [Les délinquants] savent qu’ils ne craignent pas grand-chose», nous résume un policier anonyme. Notre source nous raconte qu’un de ses collègues a reçu une plaque d’égout, jetée d’un immeuble sur sa voiture à Roubaix. Ainsi, les nuits d’émeutes s’ajoutent-elles aux 200 violences enregistrées chaque jour contre la Police, dont 115 agressions physiques. Derrière les statistiques, la sauvagerie. Or, «les remontées régulières de violences sur les collègues qui finissent non-lieu, c’est devenu une habitude».
Un engrenage mortifère, où le sentiment d’impunité vient aggraver les choses, ou plus précisément valider l’état d’esprit des délinquants:
«Une infraction volontaire envers une personne des forces publiques, c’est logiquement cinq ans de prison, nous dit Linda Kebbab. Je ne demande pas que tout le monde fasse cinq ans, mais quand le prévenu s’en sort avec deux rappels à la loi et un mois avec sursis, elle a évidemment le sentiment que la justice lui donne raison.»
La spirale de la violence, jusqu'où?
Linda Kebbab ne peut cependant pas totalement écarter l’hypothèse, rappelant que des policiers avaient été blessés par des tirs au plomb lors des émeutes de 2005. La policière dresse un parallèle inquiétant avec les États-Unis, dont les problèmes «arrivent en France avec dix ans de retard». En effet, à Dallas en 2016, cinq policiers furent abattus et neuf autres blessés dans un guet-apens. Et bien que les conflits soient moins ethnicisés dans l’hexagone, et le rapport à l’arme à feu différent, «on peut penser que ça peut arriver».
Mais dans l’immédiat, Linda Kebbab, estime que les commissaires de Mantes-la-Jolie ont «très bien réagi» en envoyant immédiatement des policiers en nombre. Malgré les sous-effectifs, une centaine de fonctionnaires des forces de l’ordre furent déployés –soit autant, en l’occurrence, que le nombre de délinquants. Si ces derniers avaient disparu, la manœuvre reste d’ordre psychologique: «c’est toujours comme ça: on se réapproprie le terrain, on montre notre présence». Et de penser qu’il s’agirait d’une opération de contre-guérilla analogue à celles des militaires en OPEX, il n’y aurait qu’un pas. «Dans certaines cités sensibles, les collègues n’interviennent que casqués», rapportent les policiers. Les deux camps semblent s’observer en chiens de faïence.
Force est de constater que les incursions en nombre et en force dans les quartiers «ne sont pas tenables sur le long terme» pour Linda Kebbab. Elle qui tâche de voir le problème dans son ensemble perçoit une conséquence discrète: «ce sont des missions que vous n’exercez pas ailleurs… alors, les populations sont les victimes collatérales de ces embuscades.»