Affaire Hajar Raissouni au Maroc, loi obsolète, ou manipulation politique?

L’affaire de la journaliste marocaine Hajar Raissouni, condamnée à un an de prison pour avortement illégal, ne cesse de nourrir la polémique au Maroc. Est-ce la faute à des lois «obsolètes», dénoncées par la société civile, ou à un règlement de comptes politiques, voire à une cabale visant le gouvernement islamiste?
Sputnik

Stupeur au Maroc, depuis le jugement condamnant la journaliste Hajar Raissouni à un an de prison pour «avortement illégal» et «relations sexuelles hors mariage». Dans la salle du tribunal, ce 30 septembre à Rabat, les proches de la journaliste l’accompagnaient du regard, alors qu’elle s’engouffrait dans le véhicule de la police pour regagner sa cellule. Rapidement, la consternation, les pleurs et les cris d’indignation se propageaient à l’extérieur de la salle du tribunal, comme des ondes de choc, avant de trouver leur expression dans la rue, les médias ou les réseaux sociaux. La tonalité est invariable. Partout, la compassion n’avait d’égal que la colère et l’incompréhension.

«À l’heure où on condamne Hajar Raissouni à un an de prison ferme, des ministres impliqués dans le détournement de fonds publics et une exposition de la vie des Marocains au danger jouissent de leur liberté et continuent de piller les richesses du pays.»

Tout avait commencé le 31 août dernier quand Hajar Raissouni, 28 ans, est appréhendée par la police marocaine à la sortie du cabinet de son gynécologue, dans le quartier de l’Agdal, à Rabat.

La journaliste qui travaille pour le quotidien arabophone Akhbar Al Youm est ensuite «contrainte» à faire un examen médical censé prouver qu’elle a subi une interruption volontaire de grossesse (IVG). Rapidement, elle est écrouée en même temps que son fiancé, son médecin, l'anesthésiste et l'assistante médicale, et est inculpée pour «relations sexuelles hors mariage» et «avortement illégal».

Deux versions s’affrontent à partir de ce moment-là: les soutiens de la journaliste, qui crient au coup monté, soutiennent que l’intéressée s’était rendue chez son médecin pour une «hémorragie». Ils en veulent pour preuve les résultats du test médical subi, lequel, quoiqu’assimilé à un acte de «torture» en raison de son caractère non consenti, n’en demeure pas moins «négatif», d’après une copie publiée par Akhbar Al Youm.

La version des autorités, elle, est étayée sur des sites d’information qui ne sont pas connus pour leur inclination contestataire. La police marocaine entendait seulement tendre une embuscade au gynécologue, suspecté de pratiquer des avortements clandestins en série.

C’est à l’occasion de cette opération que Hajar Raissouni a été arrêtée, avant de subir le test dont le résultat s’avérera «positif». Toujours selon cette version, ni l’identité, ni la qualité de la journaliste n’entreraient en ligne de considération, d’autant plus que ces données étaient ignorées des policiers au moment de l’interpellation. Ce sera pourtant ces éléments qui assureront à l’affaire un retentissement insoupçonné.

«Les autorités ont institué des tribunaux d’inquisition dans les vagins des femmes»

À la tête de la Ligue marocaine pour la citoyenneté et les droits de l’Homme, Driss Sedraoui ne cache pas sa consternation. «Les accusations lancées à l’occasion de ce procès apparaissent comme fort peu crédibles», raconte-t-il à Sputnik, avant d’appeler, au nom de l’ONG qu’il dirige, à «revoir le jugement et à libérer Hajar Raissouni» et ses coaccusés qui ont également écopé de peines allant de huit mois de prison avec sursis à deux ans de prison ferme.

«Les autorités ont érigé de véritables tribunaux d’inquisition dans les vagins des femmes pour chercher la moindre preuve d’inculpation, en faisant fi de la dignité de la femme marocaine. Alors que, d’un autre côté, les réseaux de traite des femmes, de prostitution, pullulent dans les hôtels et les clubs de nuit, sous la protection bienveillante [des autorités, ndlr]», compare-t-il.

«C’est de l’hypocrisie!» maugrée, de son côté, Fouzia Assouli, présidente d’honneur de la Fédération de la Ligue démocratique pour les droits de la femme (FLDDF). Cette ONG partie civile au procès, précise Assouli à Sputnik, milite depuis des années pour la reconnaissance du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), dans un pays où seule l’interruption médicale de grossesse (IMG) est tolérée par la loi.

En dépit d’avancées législatives, les libertés publiques, et notamment les droits des femmes, sont souvent considérées comme le parent pauvre de l’émergence économique palpable que connaît le royaume sous Mohammed VI.

​Pour presser les autorités à se saisir urgemment de ces questions, 490 «hors-la-loi», dont des artistes et intellectuels marocains, ont publié, le 23 septembre dernier, un manifeste demandant l’abrogation de lois «obsolètes» et «liberticides». Le récipiendaire en est, manifestement, «le gouvernement qui est sous la direction du PJD [Parti de la justice et du développement, islamiste, ndlr] qui s’oppose à réviser la loi sur l’avortement, comme à la révision du code pénal, dans un sens favorable à la garantie des libertés individuelles», rappelle Fouzia Assouli, dans un précédent entretien avec Sputnik.

Les Marocains sont «les otages de partis qui instrumentalisent la religion»
L’affaire Hajar Raissouni serait donc politique, voire politicienne sur les bords, selon la thèse, soutenue par ses proches et des soutiens, et affirmant que la journaliste a été visée pour ses positionnements, ses engagements, et son travail en tant que journaliste.

«Il est évident que le dossier a des dimensions politiques»

À la rédaction d’Akhbar Al Youm, où Hajar Raissouni travaille depuis des années, la nouvelle de son arrestation a réveillé de douloureux souvenirs. En février 2018, des dizaines de policiers avaient investi les locaux du journal, à Casablanca, et procédé à l’arrestation spectaculaire du directeur de la publication, Taoufik Bouachrine, alors accusé de… violences sexuelles! Depuis cette date, c’est Younes Masskine qui le remplace à la tête du journal dont on dit que sa liberté de ton dérange. «Les commentaires d’arrêts constituent un exercice académique à part entière, bien connu des juristes, mais qui prend souvent pour objet des jugements normaux. Aussi, m’abstiendrais-je de commenter ce jugement contre Hajar Raissouni!», ironise amèrement le numéro un d’Akhbar Al Youm, approché par Sputnik.

Reprenant un ton grave, le journaliste marocain a fustigé un jugement «dépourvu de toute base légale»… mais peut-être pas de toute considération «politique».

«Ce qui nous a confortés dans la conviction que cette affaire n’était pas dénuée de toute dimension politique, c’est que des tribunes médiatiques bien connues pour leur proximité avec certains cercles du pouvoir, ont entrepris une campagne de dénigrement systématique contre nous. Ils voulaient, certainement, finir le travail qu’ils avaient entrepris avec l’emprisonnement du fondateur, Taoufik Bouachrine, c’est-à-dire dénigrer le journal et le faire taire», accuse Masskine.

Le directeur de la publication ne fournit guère de précision supplémentaire, mais dans un article publié sur le site du journal, Souleïmane Raissouni, qui n’est autre que l’oncle de Hajar, semble s’en prendre, plutôt qu’aux islamistes, aux «modernistes qui rejettent le modernisme quand cela dessert leurs véritables maîtres, c’est-à-dire ceux qui occupent le carré du vrai pouvoir». «Il semble qu’il y ait, au sein du pouvoir marocain, un courant qui veut instrumentaliser cette affaire pour provoquer une confrontation idéologique avec les islamistes. Et pour ça, ce courant n’hésitera pas à encourager ces procédés très regrettables», confirme cette source politique marocaine.

«Il y en a qui, au sein du pouvoir marocain, considèrent que la meilleure façon de pousser les islamistes à faire des concessions, c’est ce genre d’affaires. Ils veulent affaiblir les islamistes, c’est-à-dire, faire en sorte que des lois contraires à leur idéologie soient édictées sous leur règne, pour les discréditer aux yeux de leur électorat et affaiblir, ainsi, leur base électorale», poursuit cette source à Sputnik.

Comment ne pas penser à la dernière sortie, chaotique, de l’ancien chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane? En juillet dernier, l’ancien patron du PJD s’en est violemment pris aux cadres du PJD pour avoir «violé la référence islamique du parti en abandonnant la langue arabe au profit du français», après le vote, en commission, d’un projet de loi sur l’enseignement.

Hasard du calendrier, ou pas, l’affaire Hajar Raissouni a éclaté alors que le parlement marocain se penche sur un projet de loi pour assouplir l’interdiction de l’avortement, qui était «congelé» depuis 2016 et n’avait, donc, pas pu voir le jour.

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