En Tunisie, la fin d’une époque politique?

En Tunisie, le premier tour du scrutin présidentiel a été assimilé à un séisme politique. Montée de courants «populistes», défaite des partis du système, opposition comprise. Lassés par les tiraillements stériles et les compromissions partisanes, une majorité de Tunisiens semblent en quête d’un New Deal politique.
Sputnik

En Tunisie, «le système» n’aura qu’à bien se tenir. Les résultats du premier tour de la présidentielle, assimilés à un véritable «séisme politique», le profil des deux personnages arrivés en tête, le chaos régnant dans les rangs des partis traditionnels, tout semble annoncer la fin d’une époque.

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Qu’il est loin le temps du «vote de reconnaissance» en faveur des opposants au pouvoir autoritaire de Ben Ali, en 2011! Les scrutins de 2014, eux, se placèrent volontiers sous le signe de la polarité identitaire antagoniste. Aujourd’hui, c’est une autre logique qui a dominé la présidentielle de 2019. Il s’agit d’une volonté de sanctionner la quasi-totalité de la classe politique, coupable d’avoir paralysé le pays par tant de compromis et de compromissions.

«En 2018, les élections municipales nous avaient annoncé la couleur», soupire ce cadre de Nidaa Tounes, le parti présidentiel. À l’époque, le raz-de-marée d’indépendants avait relégué les deux premières forces politiques du pays, le parti islamo-conservateur Ennahdha et Nidaa Tounes, respectivement à la deuxième et la troisième places. Quoique les indépendants ne puissent être assimilés à une force politique homogène, tant leurs ressorts et affinités obéissent à des logiques différentes, une certaine volonté populaire d’en découdre avec les formations partisanes classiques étaient déjà-là.

​Elle ne s’exprimait que d’autant plus fortement, d’autant plus aveuglement en 2019. Le vote sanction frappera «indistinctement tous ceux qui traînent un bilan», relève à Sputnik l’éditorialiste et analyste politique Zied Krichen. Ils seront ainsi, «près de 60% à avoir rejeté les représentants du système», une formule qui coiffe aussi bien la famille centriste traditionnelle que la tendance islamo-conservatrice représentée par Ennahdha.

«Les partis et mouvements représentés au parlement ont aussi fait l’objet d’un grand rejet. Et ce combien même ils soient opposants au gouvernement en place. Pour une grande partie des Tunisiens, ils font partie du système, post-14 janvier, et sont quelque part cosolidaires de la situation actuelle», décrypte Zied Krichen.

De l’écrivain, polémiste dans ses heures perdues, Safi Saïd, à Lotfi Mraihi, médecin et musicien chantre d’un «protectionnisme intelligent», en passant par l’avocat ne cachant pas ses accointances salafistes, Seifeddine Makhlouf, le top 10 du premier tour est constitué, en majorité, de candidats «dépourvus de machines électorales» mais qui ont réussi à «enclencher plus de voix que des partis qui ont une présence politique de plusieurs années», compare Krichen.

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L’absence de machine électorale coïncide avec un autre constat. Six candidats sur 10 n’ont jamais exercé de fonctions électives ni au sein des différents gouvernements qui se sont succédés depuis la révolution du 14 janvier 2011. C’est particulièrement le cas des deux têtes d’affiche.

Le premier, Kaïs Saïed, arrivé en tête avec 18,40% des voix, est un professeur de droit constitutionnel, popularisé par ses interventions télévisées et son style flegmatique. Le vote Nabil Karoui est également en faveur d’un homme sans passé politique. Arrivé deuxième avec 15,58% des voix, ce publicitaire et propriétaire d’une télévision privée a «longtemps profité des largesses du système», protestent ses détracteurs, qui voient dans son score important le résultat des campagnes humanitaires qu’il mène depuis des années, sous les projecteurs de sa chaîne Nessma, pour se constituer un réservoir électoral.

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Un scénario «apocalyptique» pour le microcosme facebookien, qui se voyait annoncer, quelques heures après la fermeture des bureaux de vote, les premières estimations. Pourtant, le duel Saïed-Karoui était tout sauf une surprise.

«Dès novembre 2018, les sondages que nous avons réalisés plaçaient Kaïs Saïed en tête des intentions de vote. En janvier 2019, le tableau s’est complété avec Nabil Karoui arrivant en deuxième position», rappelait Ikbak Elloumi, directeur général de l’institut de sondage Elka Consulting qui s’exprimait le 16 septembre sur les ondes de la radio privée Mosaïque FM.

La montée des profils atypiques ne peut révéler qu’un «désenchantement de l’offre politique classique», analyse le journal Le Maghreb dans son édition du 16 septembre, qui évoque la montée des «populismes». La perméabilité électorale aux thèses populistes ou antisystème trouve notamment son origine dans la perception négative de l’action des différents gouvernants, nonobstant le passage au vert de certains indicateurs économiques. La question identitaire, elle, demeure toujours présente, quoiqu’en filigrane.

«L’antisystème a une expression fragmentée. Il y a plusieurs antisystèmes qui ont peut-être en commun le sentiment d’une certaine "trahison" vécue par le peuple. Cette impression est renforcée par l’image d’une élite en coupure, voire en rupture, avec le peuple», résume Zied Krichen.

Une «expression fragmentée», certes, mais n’est pas antisystème qui veut! L’ancien Président de la République Moncef Marzouki, qui se complaît dans un rôle de victime du système, en a fait les frais. De principal challenger du Président Béji Caïd Essebsi, à la présidentielle de 2014, il se retrouve en 11e position, avec 2,97%. Son électorat semble avoir été phagocyté par de nouvelles figures, fustigeant d’autant plus frontalement le système. «En essayant de recentrer son discours, de se présenter comme un homme d’État fédérateur, Marzouki semble avoir perdu ses repères», estime Zied Krichen.

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«Marzouki n’a pas su capitaliser sur le résultat de la présidentielle de 2014. Il n’est plus perçu comme chantre de l’antisystème, alors même que son discours se présente en tant que tel. N’oublions pas aussi qu’il a été Président de la République, et qu’à ce titre, il dispose d’un bilan. Or, la logique de ces élections a fait que tous ceux qui avaient un bilan, même lointain, ont été laminés», conclut l’analyste tunisien.

«Que ceux qui ont eu moins d’1% se retirent de la vie politique. On renoncera à ses théories, son projet de société et au paradis que le pays serait devenu s’ils avaient accédé aux affaires»

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