Comment faire prendre conscience du racisme qui ronge une partie de la société russe? Le photographe Sergei Stroitelev, originaire de Saint-Pétersbourg, a décidé d’aller à la rencontre de migrants et de photographier leurs cicatrices laissées par des agressions xénophobes. Avec leurs images crues, sombres et teintées d’un rouge anxiogène, les photos suscitent l’inconfort, mais interpellent également sur le drame vécu par les victimes.
Sergei Stroitelev a notamment reçu le prix spécial du jury au Humanity Photo Awards (un concours international de photo organisé par la Chine) en 2015 ou encore un prix au «Zolotoye Pero Awards», «la Plume d’or», prix journalistique décerné par l’Union russe des journalistes. Il a collaboré entre autres avec les médias Meduza, Lenta.ru ou encore Vice.
À l’occasion de la sortie de son livre La couleur de la haine raciale, Sergei Stroitelev a répondu aux questions de Sputnik afin de détailler son projet et d’analyser l’évolution des mentalités russes au sujet de l’immigration.
Sergei Stroitelev: «En tant que photographe, je passe beaucoup de temps dans les rues et souvent, je remarque des choses qui restent cachées pour la majorité des gens. Ayant photographié dans différentes villes, dont Moscou, j’ai été témoin de situations où les habitants se sont confrontés à des migrants, manifestant publiquement leur haine, délibérément et sans aucune raison, parfois provocant des bagarres. Je n’ai pas eu le temps de comprendre ce qui se passait dans ces situations, mais je me suis profondément intéressé à leur nature.
Après un certain temps, j’ai décidé d’aller à la rencontre de personnes de différents pays qui avaient souffert de haine raciale et de violence. La zone géographique de mon enquête, ainsi que mes entretiens avec les passants, s’est limitée à Moscou et à sa région.»
«La capitale est comme la marque de fabrique du pays, j’ai donc pensé que les résultats de mes recherches dans cette zone seraient plus révélateurs.»
Sputnik France: dans cette série de photos, il y a de nombreuses choses particulièrement intéressantes, avec notamment l’utilisation de la couleur rouge et les jeux de lumière, qui d’une certaine manière masquent les modèles. Pourquoi avoir fait ces choix? Était-ce pour les protéger ou était-ce un choix purement esthétique?
Sergei Stroitelev: «la couleur rouge a plusieurs significations très paradoxales dans le cadre du projet. Tout d’abord, le rouge est la couleur du sang, peu importe la nation, la couleur de notre peau, notre religion et ainsi de suite. Or, c’est également une couleur très troublante. Je me souviens lorsque j’ai vu la cicatrice laissée sur la tête de Jahangir (un des modèles du projet) après son agression, je me suis senti mal. J’ai passé environ deux heures avec lui, j’ai écouté son histoire, puis pris son portrait.
Après cela, je suis sorti, ressentant toujours de la peur, du malaise et de l’anxiété. À cet instant précis, j’ai décidé que tous les portraits des victimes seraient teintés d’une couleur rouge anxiogène. En outre, vous avez tout à fait raison en ce qui concerne le sentiment de protection. Malgré le fait que les personnages de mon histoire sont des gens très courageux, car ils ont décidé de parler publiquement des attaques subies, ils sont très vulnérables et sans protection. J’ai donc décidé de les protéger visuellement.»
Sputnik France: Comment le public a-t-il accueilli les résultats de votre travail. Les commentaires étaient positifs ou plutôt négatifs?
Pour être honnête, je comprends qu’un projet photo ou un livre photo ne peut pas changer tout le monde. Je serais heureux que même une personne sur dix réfléchisse à la question et reconsidère peut-être sa relation avec les migrants.»
«En tant que photographe, j’ai fait de mon mieux pour forcer le spectateur à réfléchir et à ressentir de l’anxiété et de l’inconfort, peut-être même de la honte. J’ai été blessé émotionnellement pendant le travail du projet.»
Sergei Stroitelev: «je peux l’expliquer très facilement. En Russie, les gens sont habitués à blâmer les minorités pour tous leurs problèmes. Par exemple, le “nous ne pouvons pas travailler parce qu’ils prennent nos jobs” est une opinion très répandue dans la société russe. Blâmer les autres est une façon très commode pour régler les problèmes et de vivre sa vie. De telles opinions, qui sont transmises verbalement des adultes aux enfants, provoquent évidemment la haine et contribuent à l’émergence d’une nouvelle génération de racistes latents.»
Sputnik France: dans votre livre photo, qui vient d’être publié, il y a les témoignages de victimes, mais également de personnes lambda. Par leurs réactions, pensez-vous que le racisme est un véritable problème en Russie ou cela existe, mais cela reste très ponctuel et localisé, par exemple dans des zones géographiques où les gens sont plus touchés par la pauvreté?
Sergei Stroitelev: «Durant la préparation du projet, j’ai visité entre 19 et 23 heures des endroits de la région de Moscou où les attaques se sont produites. Selon les statistiques recueillies par le Comité d’assistance civile (la plus grande ONG en Russie en charge de la question), ces horaires sont particulièrement dangereux pour les migrants. J’ai donc parcouru les rues, photographié et interviewé des passants sur leur opinion concernant les migrants. Pendant ces deux semaines de travail sur cette partie du projet, j’ai rencontré une cinquantaine de personnes dans des rues désertes et froides. La chose la plus intéressante est qu’une seule femme, enseignante à Podolsk dans la région de Moscou, a dit quelque chose comme “Dieu est un dieu pour tous, quelle différence fait la couleur de ta peau?” Les autres étaient très négatifs à l’égard des migrants.»
«Je suis convaincu que le racisme est un énorme problème en Russie.»
«Je pense que la raison principale de cette problématique réside dans un passé récent après l’effondrement de l’Union soviétique qui a entraîné la séparation de la nation. Cela a conduit à un éloignement des nationalités qui résidaient dans les territoires post-soviétiques.
En ce qui concerne le présent, je pense que mon pays est actuellement en transition et l’est depuis 25 ans. […]. Les classes moyennes et inférieures, qui représentent près de 80% de la population, se trouvent encore dans une situation financière et émotionnelle précaire. Il en résulte de la méfiance et du repli. Les Russes ont perdu leur unité.
L’éducation, la pauvreté et bien d’autres facteurs constituent des lignes de fracture. Ils sont tous enracinés dans cette période de transition de l’histoire russe. Cela se reflète dans l’esprit des gens comme dans un miroir. Nous savons tous que les phénomènes négatifs au sein de la société sont accentués pendant les périodes de transformation. De toute évidence, c’est ce qui se produit avec le racisme.»
Sputnik France: Selon vous, la situation change-t-elle positivement?
Sergei Stroitelev: «je ne pense pas. Il y a plusieurs années, les gens parlaient publiquement de leurs opinions racistes. C’étaient les membres des groupes néo-nazis, qui ont d’ailleurs été pour la plupart éliminés entre 2005 et 2010. Aujourd’hui, la grande majorité des racistes sont des gens ordinaires, ils discutent de leurs points de vue dans les cuisines, dans leurs cercles intimes d’amis. J’appelle ça du racisme latent. Parfois, les circonstances déclenchent des violences physiques, cela peut être l’alcool, la drogue ou la dépression nerveuse.