Le Traité FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire) est bel et bien jeté aux oubliettes à compter du mois d’août. En cause? Donald Trump fustigeait depuis longtemps cet accord avec la Russie, signé en 1987 pour mettre fin à la crise des euromissiles. Washington, suivi par l’OTAN, accuse Moscou de violer l’accord, qui stipule l’interdiction de tout missile d’une portée entre 500 et 5.500 km, ce que les Russes reprochent également aux Américains. La conséquence? Les États-Unis ont effectué le 18 août l’essai d’un missile de portée moyenne au large de la Californie, une variante du Tomahawk pouvant contenir une tête nucléaire. Les réactions diplomatiques de la Chine et de la Russie ne se sont pas fait attendre, dénonçant une escalade des tensions militaires. Vladimir Poutine a donc demandé à la Défense et aux Affaires étrangères russes d’analyser la menace, afin d’y apporter une réponse symétrique.
Pour aborder franchement ces questions, nous nous sommes rendus à Lyon pour interroger Patrice Bouveret et Tony Fortin, respectivement fondateur et chargé d’études à l’Observatoire des armements, ONG membre de l’ICAN (Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires), prix Nobel de la Paix en 2017.
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Les missiles de longue portée, un signe inquiétant?
Le Président américain Donald Trump a décidé le 2 août le retrait officiel du Traité FNI. L’abrogation de facto de cet accord bilatéral est-il inquiétant, dans le contexte plus général d’une résurgence de la course aux armements dans le monde? Patrice Bouveret relève plusieurs défauts du texte en question: il date de la Guerre Froide et il ne concerne que deux puissances. Pour le chercheur, il aurait fallu rouvrir des négociations et impliquer davantage les Européens et les Chinois. L’annonce d’un essai d’un missile mené le 18 août par les États-Unis est révélatrice d’une certaine hypocrisie dans l’application du Traité:
«Oui, ça permet surtout de l’annoncer. Pour pouvoir faire un essai, il y a quand même quelques mois, pour ne pas dire quelques années, de préparation avant l’essai, et ces études par rapport à ce nouveau missile avaient été commencées bien avant l’annonce du retrait du Traité FNI, c’est évident. C’est bien là où on est dans une hypocrisie dans les rapports internationaux, dans la mesure où ils avaient d’abord des projets de relance de la course aux armements, et ensuite ils se sont retirés du Traité dans un deuxième temps.»
Réduire ou éliminer l'arme atomique?
Ne reste alors que le New Start comme unique reliquat de la guerre froide. Il a été mis en place afin de réduire le stock d’armes nucléaires des deux puissances. Prolongé jusqu’en 2021, il risque néanmoins de ne pas être reconduit. Selon Patrice Bouveret, seul le facteur économique pourrait amener la Russie et les États-Unis à chercher un compromis. Explications:
«Le contexte actuel donne l’impression qu’il ne sera pas prolongé. Après, il y a les contraintes économiques qui peuvent peser dessus et qui font que, malgré tout, et vu le nombre d’armes nucléaires dont dispose chacune des deux superpuissances, ils peuvent vouloir, essentiellement pour des raisons économiques, maintenir ce niveau-là. Un niveau qui est largement au-dessus des nécessités en cas de guerre nucléaire. On n’a pas besoin d’autant de bombes nucléaires. La planète, on ne peut la détruire qu’une fois, on ne peut pas la détruire plusieurs fois. Une fois qu’elle est détruite, c’est terminé. Donc ces quantités d’armes nucléaires accumulées sont largement trop importantes et il y a un coût énorme en entretien, en surveillance, etc… Les deux puissances peuvent avoir intérêt à réduire leurs armes nucléaires, mais ça sera le seul critère, le critère économique; pas le critère de réduire les tensions entre les deux puissances.»
«Les éléments dont on dispose sont établis à partir des discours des différents Présidents, et puis aussi des données qu’on peut retrouver au niveau parlementaire, puisque chaque année, les parlementaires votent le budget, dans lequel il y a des commandes de missiles, des commandes d’armes nucléaires. La France a 300 armes nucléaires et deux composantes, une aérienne avec les Rafale et une maritime avec un sous-marin à la mer en permanence, qui emporte en gros l’équivalent de mille fois Hiroshima. […] La France a toujours décidé de proportionner son armement nucléaire de façon à faire l’équivalent de dégâts sur l’ennemi, qui correspondrait à la France, c’est-à-dire pouvoir faire 50 millions de morts. Longtemps, c’était en Russie ou en Chine, les deux ennemis proclamés en tout cas.»
Vendre des armes à des pays en guerre
En parallèle de cette course à l’armement, un chiffre: 1.800 milliards de dollars pour l’année 2018. Ce sont les dépenses militaires mondiales. Ce qui représente une augmentation de 2,6% par rapport à l’année 2017. Les cinq pays les plus dépensiers — les États-Unis, la Chine, l’Arabie saoudite, l’Inde et la France — concentrent 60% du total. Les ventes d’armes françaises à l’étranger posent souvent question. C’est le cas de ses exportations vers l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis, en conflit avec les rebelles Houthis au Yémen. Surtout qu’il est compliqué de savoir précisément quelles armes sont vendues à ces pays. Seul un rapport de la Direction du renseignement militaire, qui a fuité en avril, révèle la présence de chars Leclerc, d’obus-flèches, de Mirage 2000-9, d’un radar Cobra, de blindés Aravis, d’hélicoptères Cougar et Dauphin, de frégates de classe Makkah, d’une corvette lance-missiles de classe Baynunah ou de canons Caesar. Voici ce que Tony Fortin, chargé d’études à l’Observatoire des armements, déclarait sur ces exportations françaises:
«La question de la vente d’armes à des pays en conflit dépend du droit. Et le droit au niveau international est fabriqué par les États. Ça reste de la politique. Ça dépend de décisions telles que les mesures d’embargo. Tous les pays ne sont pas sous embargos internationaux. Certains le sont, d’autres non. Et les mesures d’embargos peuvent toucher certains camps et pas les autres. Au Yémen, où l’embargo ne porte que sur les Houthis et pas sur l’Arabie saoudite et ses alliés. Ces normes internationales doivent être renforcées, pour permettre évidemment d’interdire la vente d’armes à des pays en guerre, mais pas seulement, d’aller vers un processus de contrôle et désarmement, ce qui est très loin d’être le cas.»
«Est-ce qu’on va laisser longtemps ces questions de Défense, liées à la politique internationale de la France, uniquement entre les mains de l’exécutif sans vraiment en discuter de façon critique, à la fois au Parlement et aussi d’un point de vue plus large, citoyen. […] On le voit avec ces crises qui sont la face immergée de l’iceberg, puisque la France vend des armes à plein d’autres pays. Elle a effectivement vendu des Rafale à l’Inde. Et on voit la résurgence de tensions avec le Pakistan. Elle a signé des contrats avec le Kenya pour vendre du matériel de surveillance navale au tout début de l’année, alors que le Kenya est en conflit avec la Somalie, sous fond d’enjeux pétroliers. On se réveille quand il y a un conflit qui surgit et que des crimes de guerre sont commis, mais de l’autre, ça n’empêche pas la poursuite de cette politique sur d’autres théâtres d’opération. C’est à ce moment-là où ces contrats sont signés qu’il faut avoir un débat de société au Parlement de façon à bloquer ces contrats. Cette politique d’influence et d’armement ne nous conduit-elle pas à l’impasse? À étendre le chaos et les confits partout dans le monde? Pourquoi on vend des armes? Pour des raisons économiques, énergétiques? Est-ce que c’est vraiment souhaitable?»