Présidentielle tunisienne, c’est le juge Falcone contre Arsène Lupin

En Tunisie, l’arrestation de Nabil Karoui, favori de la Présidentielle, est un véritable séisme politique. Le chef du gouvernement nie avoir voulu écarter son concurrent, mais insiste sur sa «guerre contre la corruption». Une chose est sûre: Nabil Karoui n’a jamais été aussi populaire que depuis qu’il est sous les verrous.
Sputnik

«Où que tu sois, Nabil Karoui, nous serons avec toi et voterons pour toi, même si tu es en prison!» C’est, en substance, le message envoyé par «les Tunisiens parlant d’une seule voix», d’après le micro-trottoir publié, le 26 août, par Qalb Tounes [Au cœur de la Tunisie], le parti politique du magnat de la télévision Nabil Karoui.

«On veut le punir parce qu’il a fait du bien autour de lui, parce qu’il est venu en aide aux plus démunis» soutient mordicus cette vieille dame, abordée par l’équipe de campagne dans une friperie d’un quartier populaire de la capitale.

Sur les plateaux de Nessma, la station de télévision du candidat incarcéré, baptisée depuis quelques années «La chaîne de la famille», c’est le même argument repris en boucle par les journalistes et chroniqueurs s’exonérant de toute réserve, des cadres de son parti ou d’autres structures politiques, des militants de la société civile et autres personnalités ayant en partage une animosité certaine envers le chef du gouvernement. «Même ceux qui étaient démobilisés, au sein du parti, se sont sentis atteints, personnellement. Cela dépasse le cadre de la politique pour toucher à la question des libertés fondamentales!», s’indigne dans une déclaration à Sputnik l’écrivain et historien Abdelaziz Belkhodja, qui a rejoint, à sa création, le parti de Karoui.

«D’ailleurs, on a commencé à avoir, lundi, les premiers résultats des effets de l’arrestation de Nabil Karoui. Il a encore augmenté de cinq points dans les sondages entre vendredi et lundi! C’est dire les services que nous rendent [le chef du gouvernement, ndlr] Youssef Chahed et son équipe, alors même que la campagne n’a pas encore commencé! On commence à se poser des questions sur l’intelligence de nos adversaires», ironise Abdelaziz Belkhodja.

Carthago delenda est?

Publicitaire successivement reconverti dans les médias, puis dans l’humanitaire, toujours sous les feux des projecteurs, Nabil Karoui cherche depuis un moment à effectuer un atterrissage en politique… plutôt forcé, alors qu’il passe par une zone de turbulences depuis des mois. Celles-ci ont commencé par une tentative infructueuse de la HAICA, le gendarme de l’audiovisuel, de suspendre sa télévision pour non-conformité à la législation en vigueur. Deuxième bourrasque avec l’amendement «sur mesure» –jamais promulgué– de la loi électorale, visant à le disqualifier de la course à la Présidentielle. Deux coups d’épée dans l’eau.

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C’est alors qu’il est opportunément rattrapé par son dossier judiciaire. Un mandat d’arrêt est lancé contre lui dans le cadre d’une affaire de «blanchiment d’argent» et de «fraude fiscale». La plainte avait été déposée par une ONG, I Watch, dès 2016, mais ses péripéties se sont sensiblement accélérées depuis quelques semaines, alors que Karoui caracolait en tête des intentions de vote.

La succession des infortunes, la controverse juridique entourant l’émission du mandat de dépôt, les conditions houleuses de l’arrestation, tout cela fait que beaucoup pensent à un «acharnement». Carthago delenda est (il faut détruire Carthage), prenant pour objet Nabil Karoui, aurait même pu dire Abdelaziz Belkhodja, qui a consacré plusieurs livres à la civilisation punique. Avec sûrement, dans le rôle de Caton l’Ancien, le chef du gouvernement Youssef Chahed.

Alors que le ministère de l’Intérieur assurait, dans un communiqué, que «tout ce qui a été fait dans le cadre de l’affaire de M. Nabil Karoui se limite à l’exécution du mandat émis par les structures judiciaires spécialisées, et sous leur autorité», par «une équipe rattachée à la direction générale de la sûreté nationale», les partisans de Karoui évoquent, de leur côté, «une brigade des services spéciaux, directement liée à Youssef Chahed».

«En outre, le dossier judiciaire est complètement bidon, du jamais vu, qui a surpris tous les juges et avocats. C’est ce qui a justifié, d’ailleurs, les réactions indignées de nombre d’experts, d’associations de la société civile», abonde Abdelaziz Belkhodja.

La nouvelle a fait bondir jusqu’aux organisations nationales tunisiennes. La puissante Centrale syndicale, UGTT, appelait à «mettre la lumière sur les circonstances de l’arrestation», alors que la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) relevait que «l’arrestation précipitée, en un temps record, d’un candidat à la présidentielle» suscitait «l’inquiétude et le doute».

L’Association des magistrats tunisiens (AMT) a, pour sa part, appelé le procureur général à donner plus d’éclaircissements sur l’affaire, tant que l’Ordre national des avocats rappelait le principe de séparation des pouvoirs, mettant en garde contre «l’instrumentalisation des Institutions de l’État».

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Dans les médias, deux explications s’opposaient au lendemain de l’arrestation de Karoui et dans les jours qui ont suivi. Celle de ses partisans, soutenue également par des juristes «indépendants». Tous étaient choqués qu’un appel interjeté par l’accusé contre de simples mesures restrictives décidées par le juge d’instruction puisse donner lieu à un mandat d’arrêt lancé par la Chambre d’accusation près du pôle judiciaire et financier, dont la composition aurait de plus été irrégulière.

En face, c’est la mobilisation générale chez les partisans de Chahed, dont le tonitruant ministre chargé des Affaires politiques, Lazhar Akremi, réquisitionné pour l’occasion sur tous les fronts médiatiques. Leur objectif est de laver le gouvernement de tout soupçon d’interférence avec le travail de la justice, de rassurer quant à la régularité des décisions prises, de fustiger les dépassements présumés de la chaîne Nessma… et d’enfoncer le candidat Karoui.

«Une mafia. C’est une vraie mafia, qui s’est construite sur la corruption, s’est développée pendant ces huit ou neuf dernières années […] Cela me rappelle les années 1980 en Italie, quand on tentait de lutter contre la Mafia. Le juge Falcone a été assassiné, il y a eu des arrestations, et tout», compare Lazhar Akremi dans une interview sur la radio Shems FM.

Lutte contre la corruption: Un leitmotiv… à l’arlésienne?

La lutte contre la corruption revient comme un leitmotiv dans le discours de campagne de Youssef Chahed, qui avait déclaré peu après son investiture en août 2016, «la guerre à la corruption». Les chiffres ne semblent toutefois pas très probants, si l’on s’en tient à l’indice de perception de la corruption (IPC), publié en janvier 2019 par l’ONG Transparency International: la Tunisie n’y avance que d’une seule place par rapport à l’année dernière.

Les sceptiques relèvent un deuxième paradoxe. Il n’y a pas si longtemps, la chaîne Nessma et Nabil Karoui étaient sur le même front que Chahed, sans que n’émanât de celui-ci la moindre protestation. La question a été posée au chef du gouvernement par le journaliste Elyes Gharbi, ce 27 août, sur les ondes de la radio privée Mosaïque FM.

«Je suis en guerre ouverte contre la corruption et les corrompus. Je l’ai dit et répété, et assume ma responsabilité. J’en entends qui parlent d’une dictature de Youssef Chahed. Effectivement, le pays est menacé par la dictature. Mais c’est celle de la mafia politico-médiatique qui montre les dents ces derniers jours. Cette mafia est en état de panique et elle se trouve devant un choix. Soit s’emparer du pouvoir et investir l’État pendant les 15 ou 20 années à venir, soit s’effondrer. C’est pour ça qu’elle a sorti tous ses tentacules, politiques, médiatiques. Même à l’étranger, ils mobilisent les députés de l’Union européenne pour insulter la Tunisie», s’est emporté Youssef Chahed, lors de l’émission Midi Show.

Pour Sahbi Basly, membre du bureau politique de Tahya Tounes, le parti de Youssef Chahed, l’affaire Nabil Karoui est «judiciaire et ne devrait en aucun cas être politisée», d’autant plus qu’elle est née d’une plainte déposée par une ONG qui n’a «aucun rapport avec le gouvernement», estime-t-il dans une déclaration à Sputnik.

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La concomitance de l’arrestation avec l’élection présidentielle ne serait, de son côté, que «fortuite», vu que l’action du ministère public est déterminée par «les délais qui lient le pôle judiciaire et financier». M. Basly reconnaît tout de même que le timing de l’arrestation pourrait laisser penser à «une manipulation politique». «Les gens peuvent penser cela de l’extérieur, concède-t-il à Sputnik, mais comprenez que l’exécutif a fait tout ce qui était en son pouvoir de faire, je parle ici de l’enquête diligentée par le ministère de la Justice pour vérifier le cheminement de cette décision judiciaire.»

«On oublie que depuis le 14 janvier 2011, la justice s’est éloignée graduellement et est très étanche du pouvoir exécutif. Cela est un acquis de la Révolution, puisqu’on demandait à l’époque une justice indépendante. Paradoxalement, cette évolution est difficile à comprendre après 60 ans de dirigisme et de manipulation judiciaire au service pouvoir exécutif. Le citoyen et certains acteurs politiques n’ont pas encore accepté la réalité de la séparation des pouvoirs», regrette M. Basly.

Timing fortuit… Ou presque?

En attendant l’issue du pourvoi en cassation déposée par les avocats de Nabil Karoui, d’autres candidats piochant pour certains dans le même réservoir électoral de Chahed s’en sont donnés à cœur joie. D’anciens chefs de gouvernement, comme l’islamiste Hammadi Jebali ou le président du parti Al-Badil (l’alternative) Mehdi Jomaa, à l’ancien président provisoire, le populiste Moncef Marzouki, en passant par le ministre de la Défense démissionnaire Abdelkarim Zbid, tous ont enfoncé le clou. Ils ont fait part d’une certaine «inquiétude» devant la tournure dramatique prise par les événements après l’arrestation de Karoui, appelant à «assainir» le climat politique en cette période électorale. L’occasion, sans doute, pour chacun d’entre eux de s’élever au-dessus de la mêlée, en prodiguant des conseils de bonne conduite à tous les autres candidats.

«À tout cela [l’incarcération de Karoui, ndlr], il y a un coût politique. Et il n’y a que Youssef Chahed qui soit en train de le payer. Cela dit, tous les candidats n’en pensent pas moins de Nabil Karoui. J’en veux d’ailleurs ici une preuve supplémentaire sur la non-implication de Youssef Chahed dans cette histoire!», ajoute Sahbi Basly.

De fait, mis à part le cas d’un coup politique maladroitement assené (une hypothèse qui ne serait pas à rejeter d’emblée) il serait peu probable que Youssef Chahed se tirerait ainsi une balle dans le pied. «Cela fait quatre jours qu’on ne parle quasiment plus que de […] l’arrestation [de Nabil Karoui, ndlr] et alors que les autres candidats s’arrachent un temps précieux sur les différents médias, lui il est au cœur de la programmation de toute une chaîne et fait tous les jours les gros titres dans les journaux», constate le premier site d’information francophone, Business News, dans un article revenant sur les dividendes politiques récoltés par Karoui à la suite de son arrestation. Le tout sans compter que cet épisode a fourni un prétexte à sa chaîne pour revigorer sa propagande en faveur de son candidat.

Si l’on écarte l’hypothèse où Youssef Chahed serait absolument étranger à cette affaire, l’arrestation de Nabil Karoui n’aurait-elle pas procédé d’un calcul politique de la part d’un chef du gouvernement inquiet de voir les sondages l’évincer du second tour? Un coup de billard à plusieurs bandes, dont les bénéfices potentiels pourraient être nombreux. Il ferait oublier les embarrassantes révélations sur sa seconde nationalité française, pourrait sabrer l’envol électoral de Nabil Karoui et séduirait enfin les nostalgiques des méthodes fortes, ceux-là mêmes qui ne cessent, ces dernières années, de fustiger «la politique des mains tremblantes».

Une théorie séduisante, à moins de lui préférer celle des partisans de Youssef Chahed, avancée à demi-mot par Sahbi Basly: «Voyez, plutôt, à qui profite cette affaire», indique-t-il laconiquement. Un scénario également timidement susurré sur les réseaux sociaux: face au Juge Falcone, ce serait ainsi un Arsène Lupin, gentleman-blanchisseur mettant en scène sa propre arrestation, et continuant à accomplir depuis la prison civile de la Mornaguia ses forfaits les plus spectaculaires.

«La prison ne nous arrêtera pas. Rendez-vous le 15 septembre», panneau publicitaire, appartenant à l’entreprise de Karoui, visible dans les rues de Tunis.

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