Démissionnera, démissionnera pas? Depuis qu’il a fait acte de candidature à la présidentielle du 15 septembre 2019, le chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, était pris entre deux feux. Devait-il se maintenir en poste, quitte à accréditer les craintes d’une partialité électorale de l’administration qu’il dirigeait? Devait-il, plutôt, remettre les clés de la Kasbah au Président de la République par intérim afin de se consacrer à sa campagne électorale, avec le risque de passer, dans ce cas-là, pour un «déserteur», un «irresponsable»? Pis, démissionner aurait été, surtout, se soumettre aux injonctions, à peine feutrées, de son rival Abdelkrim Zbidi.
La réponse n’a pas tardé à être apportée par Youssef Chahed, qui est intervenu jeudi 22 août sur la télévision nationale. Sans doute le dernier usage exclusif qu’il fera du service public avant un certain temps, éventuellement…
«La Constitution tunisienne permet au chef du gouvernement de se présenter à l’élection [présidentielle, ndlr], tout en restant en poste. Toutefois, et pour clore la polémique au sujet d’une présumée instrumentalisation des moyens de l’État [au profit d’un candidat, ndlr], et parce que je tiens à l’intégrité et à la transparence des élections, j’annonce aujourd’hui, et en conformité avec les dispositions de l’article 92 de la Constitution, que j’ai décidé de déléguer mes compétences, en tant que chef du gouvernement, au ministre de la Fonction publique, M. Kamel Morjane, jusqu’à la fin de la campagne électorale», a déclaré Youssef Chahed dans un discours lu à partir d’un prompteur.
Point de démission, donc. Chahed a néanmoins pris un congé électoral, pour les trois semaines à venir. Une sorte de troisième voie, somme toute assez originale, et a priori constitutionnelle, défendent ses partisans.
«Un véritable coup de maître, accompli dans le strict respect de la Constitution, et qui répond au triple souci de préserver la bonne gestion du pays, puisque c’est le choix de la stabilité gouvernementale. Il y a la volonté, ensuite, de garantir une véritable neutralité de l’administration, au regard de tous les candidats. Il s’agit, également, sur un plan plus politique cette fois, de montrer qu’on ne cède pas aux pressions des uns et des autres », se félicite Sahbi Grira, membre du bureau politique de Tahya Tounes, le parti de Youssef Chahed.
«Ne pas céder aux pressions», en d’autres termes, éviter d’aller à Canossa et perdre la face politique. Inédite, «la démarche pourrait servir de précédent dans les élections à venir», prévoit même Grira. En attendant, elle a renvoyé beaucoup d’observateurs et de commentateurs vers les copies de leurs constitutions afin qu’ils redécouvrent cette disposition nichée, discrètement et presque en caractères minuscules, vers la toute fin de l’article 92. L’alinéa prévoit qu’« en cas d’empêchement provisoire d’exercer ses fonctions, le chef du Gouvernement délègue ses pouvoirs à l’un des ministres ». Zouhair Maghzaoui est député et secrétaire général du Mouvement du Peuple (opposition). Dans une déclaration donnée à Sputnik, il estime que le recours à cet article est «déplacé»
«Il ne s’agit nullement d’un cas d’empêchement, ni matériel, comme dans le cas d’une maladie rendant l’exercice de la fonction impossible, ni juridique, comme une interdiction faite par la Constitution au chef du gouvernement d’exercer ces fonctions quand il se présente aux élections», conteste le député en affirmant que son avis est partagé par nombre d’experts en droit constitutionnel.
«Toutes les interprétations restent valables, en l’absence d’une Cour constitutionnelle!», résume Adnan Limam, auteur en 2018 d’une «Introduction à l’étude du Droit constitutionnel» (Phoenix Édition, Tunis). Quoique son installation ait dû intervenir avant la fin de l’année 2015, cette instance n’a pas pu voir le jour, jusqu’à présent, en raison de fortes dissensions au sein des groupes parlementaires chargés d’élire une partie de ses membres.
«Les termes de l’article 92 sont généraux, et les cas d’empêchement admis ne sont pas établis par une autorité ayant un pouvoir d’interprétation contraignant! Dès lors, qu’est-ce qui empêche, par exemple, de retenir un cas d’empêchement objectif, comme celui d’une campagne qui va accaparer le temps du chef du gouvernement? En tout cas, et en l’absence de cour constitutionnelle, et comme nous sommes en période électorale, chacun va lire cet article avec les lunettes de son propre engagement politique. Il sera rare de tomber sur une lecture objective qui se détache des enjeux politiques sous-jacents!», analyse pour Sputnik Adnan Limam.
Au-delà de la question du bien-fondé juridique de la démarche, c’est également la qualité politique du délégataire qui semble poser problème. En effet, le ministre de la Fonction publique n’est autre que l’ancien président du parti Al-Moubadara, devenu, après une fusion réalisée en mai dernier, président du Conseil national de Tahya Tounes, le parti de Youssef Chahed.
«Si le chef du gouvernement était réellement animé par le souci de sauvegarder la neutralité de l’administration dans cette course à la présidentielle, il aurait pu choisir, dans le cadre de cette délégation, quelque autre ministre! Un indépendant par exemple, et en tout cas, pas son numéro deux dans le parti! De quelle impartialité parle-t-on, dès lors», a encore déploré Zouhair Maghzaoui.
«C’est justement la personnalité de Kamel Morjane qui rend cette délégation intéressante, dans la mesure où c’est un homme d’État, qui en connaît les rouages, et qui avait occupé des postes importants, aussi bien en Tunisie [ministre des Affaires étrangères et ministre de la Défense, ndlr] qu’à l’international, puisqu’il fut, à la fin du siècle dernier, secrétaire général adjoint de l’Onu», rappelle-t-il.
Si Zouhair Maghzaoui «ne croit pas à la sincérité» de la démarche politique de Chahed, c’est qu’il s’appuie sur un précédent, plutôt récent. C’est avec stupéfaction que les Tunisiens ont appris, le 20 août, que le monde avait connu, depuis l’année 2016, au moins trois chefs de gouvernement de nationalité française: Manuel Valls, Édouard Philippe...et Youssef Chahed. «C’est un véritable scandale que d’avoir caché au peuple tunisien cette deuxième nationalité, pendant trois ans! D’ailleurs, s’il s’est empressé d’en parler, c’est pour couper l’herbe sous les pieds de certains qui allaient révéler ce secret», ajoute Maghzaoui qui insiste sur le fait que le problème réside moins dans la double nationalité que dans sa dissimulation.
«C’est un acte autant juridique que politique. Même que la charge politique dépasse celle juridique. Avec un message, invariable, qu’il veut adresser aux gens à chaque fois: c’est de son propre chef qu’il a renoncé à sa seconde nationalité, sans attendre qu’il soit effectivement élu. C’est de son propre chef, également, qu’il a publié, [quelques heures après, ndlr], une quittance de paiement de ses impôts. Et c’est toujours dans la logique d’être au-dessus de tout soupçon qu’il délègue ses pouvoirs de chef du gouvernement pour qu’on ne l’accuse pas d’utiliser les moyens de l’État dans le cadre de sa propre campagne présidentielle», décrypte Adnan Limam.
Et ceux qui ne sont pas au-dessus de tout soupçon en auront pour leurs frais! C’est le cas de Nabil Karoui, favori des sondages depuis le mois de mai et poursuivi dans une affaire d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. Fait rare dans les annales judiciaires pénales, son arrestation, vendredi 23 août, est intervenue quelques instants seulement après l’émission d’un mandat de dépôt à son encontre. Un nouvel argument fourni à ceux ne croyant pas à la sincérité de la délégation, ni à la neutralité de l’administration. Une urgence dans l’exécution rappelant l’affaire Borhane Bsaies, un proche de Hafedh-Caïd-Essebsi, qui n’est autre que le patron de Nidaa Tounes et l’ennemi juré de Youssef Chahed. En octobre 2018, ce chargé des affaires politiques du parti présidentiel avait été suivi par une patrouille et arrêté quelques instants seulement après l’émission d’un mandat de dépôt à son encontre dans une affaire d’emploi fictif.
Peu après l’arrestation de Karoui, les proches de Youssef Chahed ont rejeté en bloc l’hypothèse d’un règlement de compte politique, alors que le chef du gouvernement est perçu, pour une partie de l’opinion, comme n’étant pas totalement étranger à cette affaire. Sans aucune preuve, certes, mais en politique, tout est affaire de perception.