C’est l’ambiance des jours ordinaires en ce lundi 19 août, au lieu-dit «dépôt SCDP». Située dans le quartier Nsam, à la périphérie de la capitale Yaoundé, la société camerounaise des dépôts pétroliers (SCDP) assure le stockage et la distribution en produits pétroliers sur l’ensemble du territoire national. Il est midi et c’est l’heure de la pause pour de nombreux travailleurs. Assis dans des buvettes improvisées et des restaurants de fortune, hommes et femmes se reposent tout en commentant l’actualité dans une indescriptible cacophonie.
«C’est notre travail ici. Nous nous débrouillons ainsi pour vivre. Ce sont ces recettes qui me permettent de manger à midi ou de prendre une bière comme d’habitude. La vente du carburant me rapporte en moyenne 25.000FCFA [38 euros, ndlr] par jour quand les ventes sont favorables et parfois je ne gagne rien quand nous n’avons pas de carburant. C’est grâce à cette activité que j’encadre ma petite famille», commente Alex au micro de Sputnik après avoir longuement hésité, très méfiant vis-à-vis de la presse au vu du caractère illégal de son activité.
Contrairement aux stations-service qui proposent le litre de super au prix de 630FCFA [0,96 euros, ndlr], ici, il est vendu à 550FCFA [0,84 euros, ndlr] et le gasoil à 400FCFA [0,60 euros, ndlr].
«C’est avantageux pour moi. En plus, ça me permet de faire de bonnes recettes dans la journée», lance au micro de Sputnik un chauffeur de taxi qui est un client fidèle du lieu, avant de reprendre aussitôt sa route.
Installé aux bords de la route, un autre vendeur agite à son tour une bouteille d’un litre pour attirer l’attention de tous les conducteurs qui passent. Après environ trente minutes d’attente, une moto-taxi se gare à son niveau et le contenu de trois bouteilles est aussitôt déversé dans son réservoir. Interrogé sur l’origine de son produit, ce jeune vendeur –qui n’a pas voulu dire son nom– se montre particulièrement agressif.
«Qu’est-ce que cela peut bien vous faire? C’est mon business», répond-il, méfiant.
Des cargaisons illicites stockées au milieu des habitations
Pour remonter jusqu’à l’origine du mystérieux carburant vendu ici, il faut accepter de se fondre dans la masse. Sans cela, impossible d’apercevoir des hommes vêtus de tenues bleues foncées, visiblement des convoyeurs de camion-citerne de livraison de carburant. Ces derniers descendent régulièrement de leur véhicule, munis de seaux banalisés d’environ 8 litres dans lesquels ils transportent le précieux liquide. Approché discrètement, un riverain accepte d’éventer ce qui est devenu dans le quartier un secret de polichinelle:
«Tous sont des agents de la SCDP. Généralement avant la livraison, ils siphonnent des quantités de carburant qu’ils vendent ici aux commerçants. Ce sont ces agents qui ravitaillent le marché noir», confie-t-il au micro de Sputnik.
Or, dans ce même quartier, le 14 février 1998, plus de 200 Camerounais avaient perdu la vie dans la «catastrophe de Nsam Efoulan», en tentant de recueillir le carburant qui s’échappait de deux wagons-citernes entrés en collision. Une catastrophe dont le triste souvenir ne semble pas ébranler l’activité.
À Yaoundé, la capitale du pays, on recense plusieurs sites de vente illicite de carburant. À l’autre bout de la ville, au quartier Etoudi, Aliou, 30 ans, en a fait sa principale source de revenus depuis huit ans déjà. Ce technicien en électricité avoue être régulièrement menacé par les forces de l’ordre, à qui il a pourtant toujours réussi à échapper.
«La police vient souvent saisir notre marchandise. Mais je suis toujours là. Je n’ai pas le choix. Il n’y a pas d’emploi au pays. Je préfère cette activité à la débauche», dit-il au micro de Sputnik.
Du carburant frelaté
Le carburant vendu dans le marché noir prospère auprès de la clientèle, mais il reste de qualité douteuse. Selon des témoignages recueillis auprès des riverains et clients sur les sites de vente à Yaoundé, les produits pétroliers commercialisés sont généralement frelatés. Les mélanges frauduleux, de gasoil et de pétrole lampant sont effectués par des chauffeurs de camion-citerne à la sortie de la SCDP.
D’autres vendeurs préfèrent s’approvisionner auprès des contrebandiers venus des pays voisins. Malgré le risque sur le moteur des véhicules, des chauffeurs comme Mathias pointent du doigt la différence de coût pour justifier la poursuite de ce commerce illicite, dont des clients réguliers tirent un gros avantage:
«L’un des avantages avec le “zoua zoua” [appellation donnée au carburant frelaté ndlr] est qu’en prenant la même quantité de produit à 500FCFA [0,76 euros, ndlr], je réalise des bénéfices. Ce n’est pas moins de 130FCFA [0,2 euros, ndlr] de gagnés par litre. Multipliés par les 150 litres que je consomme par semaine, ça fait quand même près de 25.000FCFA [38 euros, ndlr] mis de côté», argue le transporteur au micro de Sputnik.
À la gare routière du quartier Tongolo, à la sortie de la ville, Mathurin, 33 ans, conducteur dans une agence de voyages, est maintenant convaincu qu’il faut en finir avec le carburant frelaté.
«Avant je me ravitaillais dans les zones frontalières. J’avais surtout été attiré par les prix abordables. Mais j’ai dû arrêter parce que le moteur de mon engin a été très endommagé, après plusieurs mois d’utilisation. En réalité, c’est un carburant qui est dilué avec du pétrole lampant et d’autres substances. À ce jour, je n’en prends plus, ou seulement en cas d’accident ou de panne sèche sur les axes de l’arrière-pays, où il n’y a pas généralement de station-service», explique le chauffeur au micro de Sputnik.
Une répression des fraudes qui s’accentue
Strictement interdites au Cameroun, ces ventes illicites n’en continuent pas moins de boomer. Une batterie de texte encadre d’ailleurs le secteur de la vente des carburants automobiles, un commerce a priori exclusivement réservé aux stations-service agréées. Mais ces textes sont loin d’être appliqués ou respectés, car le commerce illicite du carburant se déroule très souvent au bord des rues des grandes villes du pays.
Interrogé au sujet de ce trafic par le quotidien gouvernemental Cameroon Tribune, Gaston Eloundou Essomba, ministre camerounais de l’Eau et de l’Énergie (Minee), a donné une liste des différentes origines de ce carburant vendu de façon illicite.
«Sans être exhaustif, je peux vous dire qu’il s’agit de carburant de contrebande dans les zones frontalières ou des zones éloignées des stations-service existantes. Il y a aussi des cas dans des centres de brassage de carburants installés dans des baraquements jouxtant les dépôts SCDP de Douala et Yaoundé, des cas d’approvisionnement en haute mer à partir des bateaux de pêche et des cas de soustraction des produits pétroliers à partir des wagons de camions-citernes par détérioration des scellées apposées sur les vannes…», a précisé le ministre de l’Eau et de l’Énergie.
Il a aussi souligné que des actions étaient en cours pour lutter contre cette contrebande, tentant de minimiser l’ampleur du trafic à Yaoundé. Parmi celles-ci, il a notamment cité des campagnes de sensibilisation des populations, des campagnes de démantèlement des produits de soute illégalement implantées dans certaines agences de voyages, notamment à Douala et à Yaoundé.
«Ce dispositif institutionnel, combiné aux actions de terrain, nous a amenés à attaquer le problème de fond; et, depuis que le gouvernement a pris le phénomène à bras-le-corps, je puis vous garantir que les résultats sont probants. Plusieurs entités sont impliquées dans la circulation et l’acheminement des camions-citernes des sites d’approvisionnement aux stations-service», a-t-il affirmé dans cet entretien.
Ces actions de répression ont permis «de saisir 397.000 litres, tous produits confondus, au cours de l’exercice 2018 et 142.500 litres au cours du premier semestre 2019 dans les régions du Centre, du Littoral, du Sud-ouest, de l’Est et de l’Ouest», selon les chiffres communiqués par son ministère. Il n’en reste pas moins que, sur le terrain, le trafic de carburant continue de faire le plein.