«Nous devons rechercher la réconciliation des parties en conflit [en Libye, ndlr] et j’aimerais beaucoup connaître la position de la République française et du Président français sur ce sujet, afin de coordonner nos efforts», a déclaré Vladimir Poutine à Emmanuel Macron au fort de Brégançon, lundi 19 août.
Moncef Djaziri, maître d’enseignements et de recherche à l’Université de Lausanne, spécialiste reconnu du système politique libyen, auquel il a consacré une très grande partie de ses travaux, affirme que «sur le dossier libyen, la convergence qui existe depuis quelque temps se renforce». Pour ce chercheur, «on reste dans les hypothèses», puisque les deux chefs d’État n’ont pas fait de déclaration finale. Néanmoins, il estime plus probable qu’un accord entre les deux capitales sur la situation en Libye soit «plus proche de la position russe, qui souhaite une solution politique».
«Les convergences peuvent se traduire au niveau du Conseil de sécurité, suppose au micro de Sputnik Moncef Djaziri. Il pourrait y avoir un accord de cessez-le-feu moyennant un certain nombre de conditions à respecter. Je pense qu’il y a une volonté non d’agir d’une manière séparée, mais de coordonner et d’organiser les efforts. Cela pourrait aboutir à un sommet à trois ou à quatre.»
«Il ne faut pas prendre au mot toutes les phrases prononcées, estime Jalel Harchaouim au micro de Sputnik. Il ne s’agit ni du contexte ni d’une situation offrant la sérénité nécessaire pour mettre en œuvre une authentique coordination. C’est plus une occasion pour Macron de montrer qu’il maîtrise son rôle, pour inviter la Russie juste avant le G7, dont elle est exclue.»
Pour ce chercheur dans un groupe de réflexion sur les relations internationales, quand Vladimir Poutine dit qu’il «serait très intéressé de connaître la position de la France», il s’agit en fait d’une allusion à double tranchant pour rappeler au public que «la France a une position pas très transparente, qui est même très ambiguë»: officiellement, elle continue à soutenir le gouvernement internationalement reconnu de Tripoli, mais dans la réalité tout son soutien militaire, politique, idéologique et diplomatique va au maréchal Haftar.
«Quand Poutine dit qu’il voulait clarifier la position de la France, c’est une allusion sarcastique –mais, je dirais méritée– que la France s’est un peu empêtrée entre une version officielle et une version réelle», précise Jalel Harchaouim.
«La Russie peut encore parler aux deux parties en Libye, elle a continué à préserver un dialogue avec les deux, affirme Jalel Harchaouim. Elle a préservé sa capacité à pouvoir changer de direction.»
L’expert traduit la phrase de Vladimir Poutine comme l’intention de la Russie de garder dans le dossier libyen un certain «degré de flexibilité», un levier que Moscou pourrait utiliser «pour aller à l’encontre de ce que souhaite la France» en Libye si Paris se montrait trop inflexible dans d’autres dossiers, tels que la Syrie, l’Ukraine, etc.
«C’est un jeu diplomatique et rhétorique, conclut Jalel Harchaouim. Cela ne veut pas du tout dire que l’on assistera à un vrai travail de collaboration entre la France et la Russie. Même si les deux États –et c’est tout à fait probable– décident de soutenir le maréchal Haftar, la France et la Russie sont très peu susceptibles de se coordonner.»
Pourtant, il y a une autre force dont la répercussion se fait sentir dans la région: «L’interventionnisme turc en Libye aujourd’hui est réel et important, soutient Jalel Harchaouim. Il a été opéré par la Turquie en violation de l’embargo de l’Onu. Il y a des armes, des drones, des véhicules armés qui sont livrés par la Turquie à Haftar et à Tripoli et qui ont beaucoup servi au gouvernement internationalement reconnu». Pour cet expert, la realpolitik de la Russie, qui continue à parler à la Turquie, lui permettrait, en cas de nécessité, de négocier.
«Et la Russie et la France voient d’un très mauvais œil l’interventionnisme turc, détaille à Sputnik Rafaâ Tabib, avec les armes livrées, avec le transfert de terroristes de certaines régions du nord de la Syrie vers la Libye.»
Pour ce chercheur tunisien, les deux pays «ont assez d’alliés à l’intérieur des institutions sociales, politiques et militaires en Libye pour pouvoir imposer une paix négociée, une paix juste».
Mais Michel Scarbonchi, ancien député européen et président de Molitor International Conseil, société de chasseurs de têtes, spécialiste reconnu de l’Afrique, exclut la France de la liste d’«influenceurs» dans la région:
«Aujourd’hui, le seul pays qui peut influencer la Turquie, c’est probablement la Russie. Sachant qu’Erdogan soutient Sarraj, précise à Sputnik Michel Scarbonchi, faisons confiance au Président russe. Il a démontré ses compétences dans le dossier syrien, où il a fait valoir un certain nombre d’arguments et a fait pression sur Erdogan. C’est un jeu subtil, mais il en a la capacité.»
Juste une semaine avant la rencontre Poutine-Macron, le ministère russe des Affaires étrangères, par la voix de Maria Zakharova, sa porte-parole, a appelé les parties du conflit en Libye à s’asseoir à la table des négociations et à mettre en place un processus politique pour surmonter la scission du pays. «Pour nous, il n’y a pas d’alternative à un règlement politique de la crise libyenne», a déclaré Zakharova lors d’un point presse. Pour Rafaâ Tabib, la situation demanderait une attention particulière:
«Pendant longtemps, le gouvernement el-Sarraj a refusé toute forme de partage du pouvoir parce qu’il prétendait être reconnu par la communauté internationale. Actuellement, la communauté est extrêmement divisée sur la reconnaissance de ce gouvernement, donc il est temps de passer à une “nouvelle légalité” autour de ce gouvernement en Libye, grâce aux élections», affirme Rafaâ Tabib.
Pour l’ancien député Michel Scarbonchi, la situation est plus nuancée, puisque «les deux pays soutiennent officiellement le maréchal Haftar et les deux pays, à juste titre, prétendent tout faire pour obtenir une solution diplomatique», avec une difficulté «que ni M. Sarraj, ni maréchal Haftar ne veulent de solution diplomatique».
«Je pense que la coordination des efforts sera dirigée pour trouver une issue au conflit, détaille Michel Scarbonchi. On pourrait coordonner les efforts de la Russie, de la France et pourquoi pas des États-Unis dans le soutien du maréchal Haftar.»
Tandis que Michel Scarbonchi reste «dubitatif sur le rôle de l’Onu en Libye», car «pendant quatre ans, elle a cautionné tous les trafics qui ont eu lieu: trafics des migrants, trafics d’esclaves… sous le nez de Sarraj, “Premier ministre de l’Onu”», après un attentat récent à Benghazi, Rafaâ Tabib voit «un changement radical de la position de l’Onu vis-à-vis les belligérants en Libye». D’après le chercheur tunisien, l’Onu a changé de position depuis l’exposé qui a été fait au Conseil de sécurité, où il a été clairement signifié que certaines fractions terroristes se battent à côté des milices d’el-Sarraj.
«Je pense qu’actuellement, l’Onu est prête à passer à une action beaucoup plus volontariste, assure Rafaâ Tabib. Premièrement, on a des puissances telles que la Russie qui poussent vers une solution politique, et deuxièmement, l’Onu est extrêmement gênée par l’interventionnisme turc. Surtout à cause de la livraison d’armes en Libye qui est interdite par l’Onu elle-même.»