Pour la présidentielle tunisienne, les islamistes visent «une victoire dès le premier tour»

En Tunisie, en dépit d’une présidentielle très serrée, le mouvement islamo-conservateur Ennahda affiche une confiance sans faille. Pourtant, ce serait moins l’intérêt pour ce scrutin qui dicte la conduite de ce parti que de la nécessité de ne pas perdre de vue les législatives, d’après des analystes interrogés par Sputnik. Décryptage.
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«Nous sommes ici pour remporter la présidentielle [tunisienne] dès le premier tour! Le cas échéant, on fera en sorte que notre victoire soit certaine et large au second tour!». Une concession vient d’être lâchée, ce samedi 17 août. Fait rare, chez l’irréductible Abdelkrim Harouni, classé parmi les faucons du parti islamo-conservateur Ennahda, et qui préside sa plus haute autorité, le Conseil de la Choura. Depuis le perchoir drapé, pour l’occasion, d’un tissu bleu, — couleur du parti —, il improvise, ce jour-là, un discours enflammé, devant quelques centaines de militants dans le fief du Sud-Est.

Ce tribun dont les prouesses oratoires remontent aux années 80, au sein de l’organisation syndicale des étudiants islamistes (UGTE) qu’il a cofondé, n’ignore pas le poids des mots. Il se doute bien que ces deux phrases sont tout ce qui sera retenu de son discours, qu’elles résonneront bien au-delà de la salle de conférence louée par la section locale de son parti à un modeste hôtel de la ville de Médenine.

Ainsi, Ennahda est bien partie, selon Abdelkarim Harouni, pour remporter la Présidentielle, avec une possibilité même de rafler la mise dès le premier tour. Pourtant, la probabilité qu’un candidat — quel que soit sa famille politique — obtienne la majorité absolue des voix, dès le premier tour de la présidentielle, serait plutôt «proche de zéro», estime Adnan Limam, avocat spécialiste de contentieux électoral et ancien professeur de droit public à l’université de Tunis.

«La fragmentation de la scène politique, avec la multiplication de candidats issus des mêmes familles politiques, conduira inéluctablement à un morcellement des voix. Il sera pratiquement impossible qu’un candidat rafle la mise dès le premier tour. Pis, j’ai du mal à imaginer un candidat, quel qu’il soit, dépassant la barre des 25 % au premier tour!», prévoit l’analyste tunisien, dans un entretien avec Sputnik.

Une estimation conforme, d’une certaine façon, aux derniers sondages d’intentions de vote, publiés le 10 juillet dernier par l’Institut Sigma Conseil et le journal Le Maghreb, et qui plaçaient le patron de la chaîne Nessma TV, Nabil Karoui, en tête des intentions avec 23 %, talonné par le constitutionnaliste Kaies Saïed, qui obtiendrait 20 %. La donne a, certes, changé depuis le décès du Président tunisien, intervenue le 25 juillet. Mais sans produire, pour autant, un candidat à même de dépasser le cap des 25 %.

Pour quelle raison, dès lors, Abdelkarim Harouni, s’est-il rendu coupable d’une telle emphase? L’universitaire et analyste politique tunisien Kamel Benyounes, avance une explication. Tout en adhérant à «l’impossibilité pratique» pour n’importe quel candidat de gagner la présidentielle à l’issue du premier tour, Benyounes estime que «cela rentre dans le cadre d’une guerre psychologique, et c’est davantage une déclaration pour relever le morale des troupes, d’autant plus qu’il y a les législatives qui suivront la présidentielle!».

En Tunisie, le décès de Caïd-Essebsi pourrait entraîner la présidentialisation du régime

De fait, si Ennahda a décidé de s’engager, contre toute attente, dans la course à la présidentielle, ce serait bien pour ne pas perdre de vue les législatives, d’après nombre d’observateurs tunisiens rappelant l’importance de ce scrutin dans le cadre d’un régime parlementaire. Le décès du Président Béji Caïd-Essebsi, quelques mois seulement avant les élections générales, a bousculé le calendrier électoral… et les plans d’Ennahda. Alors qu’ils pensaient pouvoir peser sur la présidentielle en adoubant quelque «oiseau rare», en dehors de leurs rangs, forts qu’ils seraient d’une majorité législative, les Nahdaouis se retrouvent, désormais, avec un premier tour de la présidentielle précédant les élections législatives. Des considérations liées à l’interdépendance des deux scrutins imposeront, donc, au parti islamiste de ne pas être absent de la course à la présidentielle.

C’est dans ces conditions qu’Ennhda investit, le 6 août, Abdelfattah Mourou, 71 ans, vice-président et cofondateur du parti, mais aussi, président par intérim du Parlement. Figure incontournable du paysage politique tunisien, Mourou détonne, parmi les faucons d’Ennahda, par sa modération, sa bonhomie, son sens de la répartie… et ses jebbas authentiquement tunisiennes. De ce parti, souvent considéré comme la succursale de l’Organisation des Frères musulmans, quand il n’est pas accusé d’être aux ordres de ses relais turcs ou qataris, Mourou incarnera quelque part «la caution tunisienne». Sa relative popularité lui permettra-t-elle, toutefois, de brasser au-delà de l’électorat islamiste, en intéressant, par exemple, le vote conservateur? Une possibilité qui pourrait, également, se concrétiser à la faveur de la nouvelle voie tracée par le Congrès de l’été 2016, qui débarrassera le parti, officiellement, de son étiquette islamiste.

Municipales tunisiennes: quand les cartes sont brouillées, les résultats aussi

Et une aubaine pour ce parti dont l’électorat s’était considérablement effrité depuis le million de voix récoltées aux élections de l’assemblée constituante de 2011, au lendemain du soulèvement populaire tunisien. À s’en référer aux résultats des élections municipales du printemps 2018, le vote «islamiste» ne dépasserait guère, aujourd’hui, quelque 535.000 voix. Adnan Limam se montre toutefois très sceptique sur la capacité de Mourou à obtenir plus que ce que son parti a récolté lors du dernier rendez-vous électoral. Même qu’il devra «veiller à protéger son électorat naturel», d’après l’analyste tunisien.

«Abdelfattah Mourou ne peut pas ratisser large bien au-delà de la base électorale Ennahda. N’oublions pas qu’en dépit de son côté « sympathique », il demeure étiqueté islamiste, et même le fondateur-bis du Mouvement de la Tendance islamiste (MTI-ancêtre du parti Ennahda, ndlr). Il pourra, éventuellement, grignoter sur les bords. Mais la candidature de Hamadi Jebali (ancien secrétaire général d’Ennahda et ancien Chef du gouvernement) va récupérer ce qu’il aura grignoté, alors que, d’un autre côté, un profil comme celui de Kais Saied plaît beaucoup aux jeunes d’Ennahda. Et il est fort à parier que celui-ci arrivera à sabrer le socle électoral de Mourou», prévoit Adnan Limam.

Pour tenter de pallier l’émiettement des voix islamistes, Abdelkarim Harouni a appelé Jebali, lors du même discours de Médenine, à se retirer au profit du candidat Mourou. Il n’en demeure pas moins qu’en évoquant un possible passage dès le premier tour de Mourou, «Harouni ne fait que nourrir l’illusion d’une victoire auprès de ses adeptes. Cette vieille garde d’Ennahda est habituée à vendre des contre-vérités à ses adeptes, tout comme on les avaient amenés à en découdre avec le régime de Ben Ali, au début des années 1990, en leur faisant croire que le pouvoir était à portée de main», compare Limam, auteur, en 2013 du livre «Ennahda, ses cinq vérités», très critique du parti islamiste. Par ailleurs,

«Une forme de vote utile, de « Tout sauf Ennahda » pourrait se manifester, au second tour, si Mourou y accédait. Ce serait quelque chose de comparable à ce qu’on avait vu en 2002 et 2017 en France, quand une grande mobilisation contre l’extrême droite a permis à des candidats du système de rempiler ou de passer. Cet effet pourrait être moins opérant, toutefois, si Mourou devait affronter, en second tour, quelqu’un comme Nabil Karoui», suppose pour sa part Kamel Ben Younes, qui juge également «peu probable» l’accession d’Abdelfattah Mourou au second tour de la présidentielle.

À charge le cas échéant, pour les Nahdaouis, de faire contre mauvaise présidentielle, de bonnes législatives. Loin d’être une maigre consolation, un tel scénario s’inscrirait même dans le droit fil de la jurisprudence de la crise de l’année 2013, quand le parti islamiste a dû effectuer «un repli tactique» et renoncer au gouvernement. Les élections de 2014, confirment le penchant primus inter pares d’Ennahda avec une préférence pour les formules de présence politique dont l’effectivité n’a d’égale que la discrétion. Histoire de se protéger contre la furie de la rue tunisienne, qui n’est toujours pas «fiable», et autres vents défavorables soufflant sur les côtes tunisiennes.

 

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