Tunisie: Béji Caid-Essebsi, la «voix de la sagesse» s’est éteinte - Portrait

Décédé le 25 juillet 2019, le Président tunisien Béji-Caïd-Essebsi, tire sa révérence après un parcours politique exceptionnel. Un deuil national de 7 jours a été décrété par le gouvernement et des funérailles nationales auront lieu le 27 juillet. Portrait.
Sputnik

Le Président tunisien Béji Caïd-Essebsi (BCE) a quitté la scène sur un énième pied de nez. Ce «Revenant» des temps anciens, sorti d’une «boîte d’archives» dépoussiérée, comme il se décrivait lui-même aux Tunisiens qui le (re) découvraient en mars 2011, était connu pour son style incisif, ses petites phrases faisant mouche et son sens du timing politique. Héraut de l’État civil, qu’il opposera à l’État rétrograde, BCE tirera, en toute logique, sa révérence un 25 juillet… jour de la naissance de la République.

«Je suis un patriote, qui voue un amour pour l’État. C’est parce que je considère que notre plus grande réalisation, c’est d’avoir bâti un État indépendant et souverain», disait-il plus d’une fois.

Cette République fut proclamée en 1957, par une Assemblée constituante acquise à Habib Bourguiba, bientôt premier président de la Tunisie indépendante et idole d’une jeune génération de militants, instruits et enthousiastes, qui furent les premiers républicains. Sans surprise la présidence de BCE aspirait, plus d’un demi-siècle plus tard, à s’inscrire dans le droit fil de la tradition bourguibienne. Une ambition fatalement asymptotique.

De Bourguiba, Caïd-Essebsi héritera, néanmoins, d’«une certaine idée de la Tunisie», avec des institutions fortes, inspirant «le prestige de l’État» à l’intérieur, garantissant le rayonnement du pays à l’international, tout en restant à la pointe du progrès social. «Bajbouj», un surnom dont on l’affublait déjà pendant sa campagne électorale de 2014, ne répétait-il pas à l’envi que son élection n’a été acquise que grâce au vote d’un million de femmes? C’est pour elles qu’il réunira, en 2017, une Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE), préconisant, dans son rapport final, l’égalité parfaite entre les hommes et les femmes en matière d’héritage.

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Tout aussi historiques que lui, mais «classés dans une autre boîte d’archives» (ibid), les islamistes se révélèrent bientôt ses meilleurs ennemis. C’est contre eux qu’il guerroya, dès 2012, en fondant son parti Nidaa Tounes, alors que les forces «progressistes» étaient en quête de leadership unifié pour s’imposer face au raz-de-marée islamoconservateur à qui tout semblait sourire, contexte régional et international compris. Mais «le vent favorable à la direction» des islamistes ne fut que de courte durée, et les assassinats politiques de deux leaders de la gauche tunisienne, en février et juillet 2013, refroidirent la partie la plus volatile de l’électorat islamoconservateur.

Bientôt, Nidaa Tounes remportera, haut la main, les élections législatives de 2014, permettant à Bajbouj de s’imposer devant l’ancien Président provisoire Moncef Marzouki. Le nouveau chef de l’État, dut néanmoins, composer avec Ennahda dans le cadre d’«une politique de consensus», à partir de 2015 pour former le gouvernement Habib Essid. «Une trahison» que beaucoup ne lui pardonnèrent pas. N’était-ce pas Caïd-Essebsi, lui-même, qui affirmait qu’«Ennahda et Nidaa étaient comme deux droites parallèles, destinées à ne jamais se croiser?». Pragmatique, le vieux renard de la politique tunisienne justifiait sa démarche par la nature du régime politique l’obligeant à composer avec l’autre grand gagnant des élections législatives pour garantir une stabilité gouvernementale. Un argument crédible qui n’empêchera pas les fissures de gagner le premier bloc parlementaire, alors que le parti, présidé désormais par le fils Caïd-Essebsi, devient bientôt l’otage de «la famille». Un épisode dont les Tunisiens n’aiment pas trop se souvenir en ces jours de deuil national.

De «BCE», on préfèrera se rappeler, plutôt, le «sauveur national», qui souvent incarna «la voix de la sagesse». Celui-là même qui a accompagné «la petite transition» de 2011 en tant que Premier ministre, pour mettre en place l’assemblée constituante. À la retraite (politique) depuis une vingtaine d’années, il avait alors été appelé aux affaires par le Président intérimaire de l’époque, quelques semaines seulement après le déclenchement de la Révolution tunisienne. Ce parfait inconnu des sans-culottes tunisiens revendiquant liberté et dignité n’avait alors pour légitimité qu’une collaboration, suffisamment lointaine, avec le Président fraîchement déchu, Zine El Abidine Ben Ali, qui cristallisait encore la colère populaire, mais surtout une longue carrière politique aux côtés du Zaïm «Bourguiba».

Un mandat présidentiel, particulièrement diplomatique

Avocat et jeune militant du parti Néo-Destour, fondé par Bourguiba, le jeune Caïd-Essebsi gravit les échelons de la jeune administration tunisienne jusqu’à occuper, en 1965, le portefeuille de l’intérieur, avant d’accéder, quatre années plus tard, à celui de la Défense. Classé parmi les libéraux du parti unique, il connut une première traversée du désert, avant de renouer avec les affaires en dirigeant, en 1981, les Affaires étrangères de la Tunisie. Son passage à la tête de ce département a été notamment marqué par l’attaque de l’armée de l’air israélienne contre le quartier général de l’OLP (Organisation de libération de la palestine), à Hammam Chott, dans la banlieue sud de Tunis. Portée devant l’Onu, l’affaire aboutit à une résolution du Conseil de Sécurité condamnant Israël. Fait inédit, les États-Unis s’abstinrent, pour la première fois de leur histoire, d’opposer leur véto à pareille résolution. Un succès diplomatique dû principalement à la stature particulière de Bourguiba, mais auxquels les efforts déployés par BCE n’étaient sans doute pas étrangers.

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Trente ans plus tard, c’est également sur le volet diplomatique que son mandat présidentiel (2014-2019) a été le plus pertinent. Multipliant les visites d’État, accédant aux réunions internationales, y compris les plus convoitées et les plus fermées comme le G8, côtoyant de près les leaders du monde entier, BCE fit feu de tout bois pour signer le retour de son pays sur la scène internationale. Son énergie, son sens de l’humour, comme ses anecdotes personnelles, amusèrent souvent ses homologues étrangers.

«Le président Obama m’a demandé, une fois, quel était le secret de ma bonne santé. Je lui ai dit, viens en Tunisie, et alors je te le dirai!», affirmait Béji-Caïd Essebsi à la presse locale, après une rencontre avec le Président américain de l’époque.

Depuis l’annonce de son décès, les hommages affluent par dizaines, saluant la mémoire du Président défunt. Des leaders arabes iront jusqu’à décréter des deuils nationaux, parfois de plusieurs jours, en hommage à leur «frère aîné» qui a présidé le dernier sommet de la Ligue arabe à Tunis, en mars 2019.

Celui qui a permis à la Tunisie de renouer avec la tradition diplomatique malmenée pendant les années de transition (2011-2014) est également revenu sur quelques faux pas accomplis sous la gouvernance transitoire, notamment sur le dossier syrien. Désormais, Tunis est revenu à l’affirmation du principe de neutralité positive, de respect de la souveraineté des États, tout en demeurant intraitable sur «les causes justes», comme la question palestinienne.

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Sur le plan interne, quand bien même la guerre contre le terrorisme serait relativement remportée, et que le pays ne serait pas au bord de la banqueroute, la Tunisie patauge toujours dans les difficultés économiques. L’autre visage du consensus, accusent beaucoup de Tunisiens, n’est-il pas la torpeur dans le processus décisionnel? Faute d’avoir réussi à rectifier cette ineptie institutionnelle, la tâche échoira au successeur de BCE, décédé quelques mois avant l’expiration de son mandat. Celui à qui on reprochait d’imiter la posture de Bourguiba a tout de même «réussi» là où le Zaïm, proclamé Président à vie en 1975, mais renversé par un coup d’État médical en 1987, avait échoué. Mourir au pouvoir. C’était, toutefois, un pouvoir démocratique, à la consolidation duquel BCE a grandement contribué.

 

 

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