«L'internationale stellaire»: un Russe, un Indien et un Arabe vers Mars

Les vols sur la Lune et sur Mars restent le principal objectif spatial de l'humanité. Comment les expériences menées sur Terre permettront d'atteindre la Planète rouge et pourquoi cet objectif nécessite des conflits, ainsi que la participation d'Indiens et d'Arabes?
Sputnik

Mercredi dernier, un événement remarquable s'est déroulé à l'Institut d'études médico-biologiques affilié à l'Académie des sciences de Russie: l'expérience SIRIUS-19,  unique en son genre, dans le cadre de laquelle un équipage de six volontaires, trois hommes et trois femmes, a passé quatre mois sur le site isolé Mars-500, a pris fin.

«Le projet SIRIUS nous aidera à préparer les futurs cosmonautes et astronautes qui devront vivre dans un état d'isolement inhabituellement long lors d'un voyage vers Mars ou d'autres mondes lointains. C'est pourquoi je remercie les volontaires et les scientifiques d'avoir commencé à ouvrir la route vers la Lune et Mars», a déclaré le responsable américain pendant la cérémonie de rencontre de l'équipage.

Ce projet simulant un vol réel et un débarquement sur Mars ou sur la Lune est la deuxième initiative réussie réalisée conjointement par la NASA, l'Institut d'études médico-biologiques affilié à l'Académie des sciences de Russie et leurs partenaires russes et européens dans le cadre du programme SIRIUS.

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Il a été lancé fin 2016 après la signature d'un accord conjoint entre les Américains et l'institut russe pour le lancement d'un vaste programme commun de recherches liées à l'impact d'un long isolement sur la vie et la psyché des cosmonautes et des astronautes.

«Aujourd'hui, tous les spécialistes étrangers savent bien qu'il est impossible de mener de telles études ailleurs qu'en Russie et dans notre institut. Simplement parce que nous avons non seulement un site expérimental terrestre et des appareils uniques, mais également une immense expérience. Qui plus est, nos spécialistes travaillent directement sur l'ISS, ce qui permet de comparer les résultats», a indiqué Mark Belakovski, responsable en chef du projet SIRIUS à l'Institut d'études médico-biologiques affilié à l'Académie des sciences de Russie.

D'après lui, ces succès ont été rendus possibles grâce à la capacité de l'institut à transmettre efficacement les connaissances et les compétences à la nouvelle génération de chercheurs, et à les faire participer à l'organisation d'expériences d'isolement. Une grande contribution en ce sens a été apportée par l'expérience unique Luna-2015 avec un équipage entièrement féminin, qui avait attiré l'attention du public et des médias du monde entier.

«Le succès de Luna-2015 nous a redonné confiance: nous avons compris que nous pouvions mener de telles expériences, et nous avons proposé à la NASA et à d'autres partenaires étrangers d'organiser des études conjointes. Nous avons obtenu un succès sans précédent: deux collaborateurs de la NASA ont participé à la dernière expérience, un cas unique dans la pratique mondiale», poursuit le chercheur.

La première expérience internationale d'essai dans le cadre de cette initiative, SIRIUS-17, a été réalisée avec succès par des chercheurs russes et leurs partenaires étrangers fin 2017. Un équipage de cinq Russes et d'un Allemand avait vécu pendant presque trois semaines à l'intérieur de la capsule d'isolement Mars-500.

«Nous avons réussi à réunir une équipe très professionnelle avec deux cosmonautes, Mark Serov et Anna Kikina. Ils ont accompli un excellent travail et nous ont convaincu, avec nos partenaires américains et européens, qu'il était possible de mener de telles études. De plus, ils ont montré à quel point la cohésion de l'équipage était importante», se souvient Mark Belakovski.

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C'est également l'avis d'Evgueni Tarelkine, commandant de SIRIUS-19 et cosmonaute russe. Il a noté que son équipage avait agi comme une équipe unie et qu'en quatre mois de vie commune, tous les membres d'équipage avaient planifié des projets communs qui seront réalisés à court terme.

Mars «dans la poche»

Comme l'a noté Mark Belakovski, la coopération entre la NASA et les médecins spatiaux russes ne s'arrêtera pas là: l'an prochain commencera une autre expérience, encore plus longue, qui s'étalera sur huit mois.

«Nous avons déjà évoqué et convenu préalablement d'organiser au moins deux longues expériences: un vol de huit mois qui commencera l'an prochain et un isolement d'un an qui sera lancé entre six et douze mois après le premier projet. Si nous n'obtenons pas les réponses à toutes les questions qui nous intéressent, nous pourrons organiser une expérience supplémentaire», ajoute Bill Paloski, directeur du programme de recherche sur les humains à la NASA.

Comme l'ont expliqué Mark Belakovski et son homologue américain, ces expériences seront certainement menées avec la participation de volontaires et de chercheurs du Centre national d'études spatiales (CNES), ainsi que de leurs collègues allemands de l'agence DLR.

Ils ont indiqué que l'Agence spatiale européenne (ESA) avait officiellement rejoint le projet la semaine dernière. Il est prévu que ses représentants participent aussi bien à la mission de huit mois qu'à celle de douze mois SIRIUS-2022.

D'après le chercheur russe, SIRIUS-20 impliquera un équipage international le plus diversifié possible, avec notamment deux femmes américaines ou européennes, ainsi que des représentants de pays plus lointains. En outre, un cosmonaute russe connu pourrait participer à ce projet.

Bill Paloski a ajouté que les États-Unis ne comptaient pas encore utiliser d'astronautes professionnels dans les expériences d'isolement. Tout en précisant que les représentants du centre de formation des astronautes de la NASA avaient déjà fait part de leur intérêt pour de telles expériences. Il n'est pas exclu qu'à terme les Américains y participent sur un pied d'égalité avec leurs collègues russes.

«Nos collègues du centre de formation des astronautes étudient sérieusement la possibilité de faire participer à de telles expériences des professionnels dont le vol vers l'espace n'est pas planifié à court terme. Par exemple, ils pourraient nous aider à maîtriser certains appareils et systèmes qui seront utilisés pendant la sortie sur la surface de la Lune ou le débarquement sur Mars», a noté le responsable de la NASA.

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Le cosmonaute Mark Serov, commandant de l'équipage SIRIUS-17 et chef du service des vols d'essai chez RKK Energia, a déclaré à Sputnik qu'il était assez sceptique quant à la participation de ses collègues occidentaux aux expériences d'isolement.

«La participation de tous les collègues américains aux expériences est une question organisationnelle assez compliquée. C'est plus difficile à faire avec des astronautes. Contrairement aux cosmonautes russes, dont certains se préparent constamment aux vols et ne font rien d'autre, les astronautes créent souvent de nouvelles expériences et élaborent du matériel. C'est pourquoi ils pourraient ne pas avoir de temps pour des expériences d'isolement», indique-t-il.

D'un autre côté, il a souligné que la participation d'astronautes professionnels à SIRIUS et à d'autres études de ce genre permettrait à RKK Energia et à d'autres représentants du secteur spatial russe de se préparer sérieusement aux vols au-delà de l'orbite terrestre.

«Nous considérons ces expériences comme une possibilité de vérifier des types d'activité de l'équipage qui ne se déroulent pas à bord de l'ISS, notamment le travail à bord du vaisseau ou le débarquement sur une autre planète, ainsi que de vérifier les équipements que nous élaborons à ces fins dans les conditions proches de la réalité», ajoute Mark Serov.

Par exemple, dans le cadre de SIRIUS-17 l'équipage de l'expédition a testé le travail du simulateur sportif qui sera installé sur le vaisseau Fédération pour muscler les cosmonautes, et les participants de SIRIUS-19 ont testé le système de contrôle qui sera utilisé pour faire atterrir des navettes sur la Lune, ainsi que le prototype d'un «buggy lunaire» russe.

Ces expériences et équipements, comme l'a souligné le cosmonaute, ne sont pas destinés à un vol concret sur Mars ou le satellite de la Terre, mais à tous les vols interplanétaires.

«Je ne vois pas de raisons de parler seulement de la Lune ou de Mars, ou de l'établissement de records ponctuels. Il faut parler de la conquête de l'ensemble du système solaire. Si nous créons les conditions de base, les technologies et les possibilités pour cela, Mars sera dans la poche», ajoute Mark Serov.

De leur côté, les représentants de la NASA comptent vérifier pendant les expériences à venir non seulement les nouveaux équipements qui seront utilisés pendant le débarquement à la surface d'autres planètes et les vols pour s'y rendre, mais aussi des systèmes «cosmiques» d'intelligence artificielle.

En particulier, note Bill Paloski, les spécialistes de l'agence spatiale américaine ont mis au point une série d'appareils médicaux intelligents qui aideront les futurs «marsonautes» à effectuer des examens médicaux autonomes sans avoir de diplôme médical et à choisir les solutions optimales sans attendre une aide depuis la Terre.

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La psychologie de la solitude

L'objectif principal de SIRIUS-20 et de toutes les expériences qui suivront, selon le représentant de la NASA, sera d'analyser comment les membres de l'équipage cohabitent et apprennent à interagir le plus efficacement entre eux, ainsi qu'observer d'autres effets psychologiques des vols de longue durée.

«Le plus grand avantage de la capsule Mars-500 est que nous pouvons y réunir l'équipage le plus international possible et observer comment les représentants de différents sexes, cultures et mentalités travaillent et vivent ensemble. Cela nous permettra de passer en revue et d'étudier les différentes combinaisons au sein des expéditions réelles qui pourraient ressortir de la sélection des candidats pour l'équipe qui s'envolera pour Mars», poursuit Bill Paloski.

Ce dernier, avec son collègue Mark Belakovski, note qu'il faut savoir сomment les représentants de ces équipages vont interagir dans des situations critiques. Les différences de caractère, les particularités nationales de mentalité et de culture pourraient exacerber de telles situations et engendrer de nouveaux conflits menaçant la vie de tous les membres de l'expédition.

Il est pratiquement impossible de prévoir de telles situations, c'est pourquoi l'organisation d'expériences d'isolement et la modélisation de situations de crise à bord deviendront particulièrement importantes dans la préparation des futurs marsonautes ainsi que des habitants des stations et bases lunaires.

«Dans nos expériences antérieures, par exemple dans le cadre du projet SFINCSS-99, sont survenus des événements très difficiles, voire critiques. L'académicien Gazenko, notre responsable, disait toujours dans ces cas qu'il ne fallait pas se démoraliser parce que tout pouvait arriver dans l'espace. Notre but est de mener des tests sur Terre et de réfléchir à comment nous pourrons régler les problèmes dans des situations extrêmes», explique Mark Belakovski.

Ces expériences, indique le responsable en chef du projet SIRIUS, ont deux aspects. Les chercheurs ne s'intéressent pas seulement à la réaction de l'équipage des missions à un problème pour tenter de le résoudre, mais également à ce que font les collaborateurs du centre de contrôle des vols, qui parfois se retrouvaient aussi dans des situations inattendues.

«Dans ces cas on s'interroge toujours sur les critères de  réussite de l'expérience. Un conflit qui se produit: est-ce bien ou mal? Personnellement je pense que cela n'a pas d'importance car de telles situations peuvent survenir et qu'il faut les régler en oubliant son appartenance nationale et étatique. C'est ce que je cherche constamment à faire comprendre à nos partenaires américains», poursuit le scientifique.

Par exemple, dans le cadre du projet Mars-500, l'un des critères de succès est que la moitié de ses participants travaille jusqu'à la fin de la mission. Mark Belakovski a souligné que les situations les plus extrêmes menaçant la vie et le bien-être des volontaires, comme l'incendie à la station Mir, seront entièrement exclues. Les chercheurs stopperont forcément l'expérience si un tel problème survenait.

«Le projet SIRIUS-19 a été préparé de sorte à ce que nous subissions souvent des situations provoquant nos émotions. Des situations difficiles ont commencé chez nous dès la deuxième semaine d'isolement», a reconnu Evgueni Tarelkine.

Les premières expériences dans le cadre du programme SIRIUS et le projet Mars-500, note Mark Belakovski, ont déjà mené les chercheurs à la conclusion que les participants aux expériences d'isolement et les équipages réels des longues expéditions devaient obligatoirement participer à des «team building» («renforcement d'équipe»).

La compatibilité psychologique et la cohésion de l'équipage, ainsi que leurs autres qualités individuelles, indiquent les responsables russes et américains du programme, seront particulièrement importantes pour les longues missions parce que les ressources à leur disposition seront extrêmement limitées, et l'aide de la Terre serait loin d'être immédiate.

«Pour l'instant nous simulons des problèmes relativement simples qui peuvent survenir à bord du vaisseau, mais à terme nous avons l'intention de créer des situations extraordinaires plus complexes et d'envergure. Certes, nous ne pouvons pas créer une menace réelle pour la vie de l'équipage, mais nous essaierons d'inventer des situations poussant les participants à réfléchir sérieusement et à agir comme une équipe unie», ajoute Bill Paloski.

Pour les mêmes raisons, Mark Belakovski et d'autres acteurs russes du programme SIRIUS rêvent et espèrent qu'outre les ressortissants européens et américains travailleront des représentants de pays orientaux, notamment les futurs astronautes indiens et arabes.

Un espace dépolitisé

«Il nous est plus facile de travailler avec les Européens, compte tenu des particularités de la mentalité, qu'avec des représentants de l'Asie du Sud-Est ou des pays arabes, c'est pourquoi ce sont en général des ressortissants européens qui participent à nos expériences. A présent nous étudions les possibilités avec un homme des Émirats arabes unis et des pilotes-astronautes indiens, qui seront examinés prochainement dans le cadre d'un accord avec Roscosmos. Nous leur proposerons forcément de participer à nos projets», poursuit le scientifique.

D'après le responsable en chef du projet, il est assez difficile de remplir cette tâche parce que seuls des spécialistes de secteurs concrets importants pour la réalisation de vols réels peuvent participer aux expériences d'isolement. Néanmoins, les médecins espèrent pouvoir sélectionner les bons candidats pour lancer SIRIUS-20.

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De plus, ajoute Bill Paloski, ces expériences ont une importance majeure pour les individus qui resteront sur Terre et ne partiront pas vers d'autres planètes. Les chercheurs américains et russes espèrent que les observations de la vie des futurs équipages permettront de comprendre comment la solitude affecte la vie de l'homme. C'est particulièrement important pour prolonger la vie des personnes âgées solitaires, dont le nombre augmente constamment.

Quelle sera la suite du programme SIRIUS après le débarquement d'astronautes américains sur la Lune? Les représentants américains ont souligné qu'ils comptaient poursuivre la coopération avec les chercheurs russes et l'élargir. Ils aideront également à régler un autre problème plus important: réaliser le premier vol habité vers la Planète rouge.

«Nous avons l'intention de poursuivre nos expériences conjointes avec l'Institut d'études médico-biologiques affilié à l'Académie des sciences de Russie, sachant que nous comptons concentrer nos efforts non seulement sur les expériences d'isolement terrestres, mais également sur les expériences à bord de l'ISS. Ces dernières sont nécessaires pour sortir progressivement sur l'orbite circumlunaire. Nous avions initialement prévu de le faire en 2028, avant de lancer la préparation du vol sur Mars, mais ces délais ont été repoussés», indique le responsable de la NASA.

Comme l'a souligné Bill Paloski, l'objectif principal de toutes ces études conjointes consiste à comprendre comment les scientifiques peuvent aider les équipages de ces expéditions à survivre à un vol aussi long et à l'isolement pendant le voyage vers Mars et le retour. Les spécialistes de l'Institut d'études médico-biologiques affilié à l'Académie des sciences de Russie et la capsule russe Mars-500, selon lui, conviennent parfaitement pour cela.

L'accélération du programme lunaire américain et le transfert de sa focalisation de la construction de la station orbitale LOP-G au profit d'un nouvel atterrissage d'astronautes à la surface du satellite de la Terre, indique le responsable, n'affectera pas la coopération entre la Russie et la NASA et ne changera pas significativement la nature des expériences menées par les chercheurs dans le cadre de SIRIUS et d'autres initiatives communes.

«Bien sûr, la possibilité de mener des expériences à la surface de la Lune nous ouvrira de nouvelles opportunités pour étudier comment l'homme pourra vivre et travailler à la surface de Mars, mais le fond de SIRIUS ne changera pas. Cette initiative se concentre sur l'étude de tous les effets à long terme de la vie dans l'espace», explique le directeur du Human Research Program de la NASA.

Il ajoute que les éventuels changements à la Maison-Blanche après la présidentielle de 2020 ne devraient pas affecter le travail de SIRIUS et d'autres projets communs de la NASA et de la Russie liés à l'ISS et à la conquête de l'espace lointain. Quoi qu'il en soit, selon lui, l'éventuel remplacement des républicains par les démocrates n'impactera en rien le fait que Mars restera l'objectif principal pour toutes les agences spatiales du monde.

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