À entendre sa voix, on imagine un adolescent. On le pense à peine plus âgé en regardant ses photos, avec ses petits yeux malicieux, son diastème — la dent du bonheur —, en dépit de sa moustache et de sa barbe plus ou moins fournies. Pourtant, Ousmane «Makaveli» Traoré a 28 ans.
Il est né en 1991 à Sikasso, dans le sud du Mali, précise à Sputnik ce célibataire qui se présente comme «blogueur et activiste», travaillant «comme rédacteur web» à Donilab, un incubateur d’entreprises à Bamako. Un homme affable, courtois et positif durant l’entretien avec Sputnik, qui l’a joint dans la capitale malienne.
«Quand on dit que ça va “à la malienne”, ça veut dire que ça ne va vraiment pas. Quand quelque chose ne marche pas, on dit: “C’est malien”. C’est l’une des pires choses qui puissent arriver à un pays de ne pas croire en lui-même et en ses jeunes. Cela m’inquiète, même plus que l’insécurité, parce que je sais que c’est le désespoir qui peut mener à tous les problèmes du monde», déclare Ousmane Traoré, plus connu au Mali et au sein de la communauté de blogueurs francophones sous sa signature d’Ousmane Makaveli.
Même quand il évoque ce qui l’énerve, comme le pessimisme de ses compatriotes, son ton est calme et posé. Il s’anime un peu plus, allant jusqu’au rire franc, lorsqu’il évoque ce qui le passionne lors de l’entretien téléphonique avec Sputnik, comme son projet du moment, «Le Rêve malien». Il veut par cette initiative «inviter les gens à construire ensemble le rêve malien, c’est-à-dire qui nous sommes, et qui nous voulons être», dit-il.
«Ce sera un livre, un court métrage et une campagne sur les réseaux sociaux. C’est un projet qui me tient vraiment à cœur, je pense que ça va permettre aux jeunes de savoir qu’ils sont capables de beaucoup de choses et qu’ils ont les moyens de le faire. Ça va les pousser à rêver, à chercher à se surpasser», s’enthousiasme-t-il.
Son baccalauréat en série Sciences humaines en poche, Ousmane Traoré s’est installé il y a une décennie dans la capitale malienne, où il a étudié la philosophie à l’université.
Après l’université, «j’ai fait une année pendant laquelle je donnais des cours de philosophie dans les écoles. Je ne m’épanouissais pas dedans», avoue-t-il. À la faveur d’une rencontre, il y a «quatre ou cinq ans», avec Abdoulaye Guindo, le président de DoniBlog, l’association des blogueurs et activistes maliens, «j’ai fait un virage directement vers tout ce qui est technologie. C’est là que j’ai appris le code, comment créer un site web, écrire pour Internet, etc.», rapporte-t-il.
Cela peut sembler être irréfléchi, d’abandonner la perspective d’un emploi pas forcément bien, ni très rémunéré, mais aux revenus réguliers, dans un pays au taux de chômage élevé, pour le blogging, une activité méconnue et dans laquelle on n’est pas sûr de gagner sa vie. Mais il n’a pas hésité.
«J’écrivais déjà beaucoup et je voulais écrire un livre, mais les gens ne lisent pas beaucoup [au Mali]. Je me suis dit que le blogging pouvait être une excellente chose, avec la vulgarisation et le développement des téléphones, d’Internet. Un excellent moyen d’expression. C’est ainsi que j’ai écrit mon premier blog, Pro Bono, qui n’existe plus», indique-t-il.
C’est de cette première expérience qu’est venu son nom de «Makaveli», confie-t-il. Un double clin d’œil à son auteur préféré, l’Italien Nicolas Machiavel, et à son artiste de cœur, l’Américain Tupac Shakur (ayant eu pour noms de scène 2Pac et Makaveli).
Depuis Pro Bono, il a fait du chemin, écrivant «sur tout ce qui se passait autour de (lui), que ce soit des questions de justice, de sécurité, d’éducation», gagnant en notoriété. Parmi ses blogs, toujours «généralistes», trois sont fermés. Il continue d’animer deux autres sites personnels: Makaveli.mondoblog.org et Bolongal.com, et collabore avec plusieurs autres blogs ou médias en ligne, dont «MaliCulture, Radio libre au Maroc et Benbere.org, une plateforme pour les blogueurs maliens», selon lui.
Son pari technologique risqué lui a aussi permis de remporter plusieurs distinctions.
En 2017, il a fait partie des lauréats du concours annuel Mondoblog, de Radio-France Internationale (RFI), qui «permet de détecter les talents» des blogueurs francophones, décliné en média et en projet international de formation, selon son équipe dirigeante. De même source, ce concours a «permis l’émergence de blogueurs reconnus dont certains ont déjà reçu les prix les plus prestigieux» depuis 2010.
En 2019, l’équipe menée par Ousmane Traoré a emporté le premier prix d’un hackathon (réunion marathon de plusieurs développeurs) pour créer une application contre la corruption sur les routes au Mali, à l’initiative de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) et Tuwindi, une organisation malienne visant à «utiliser les technologies de l’information et de la communication pour soutenir le développement social et économique».
En 2019 encore, Ousmane Traoré a été lauréat au Mali (parmi 32 gagnants dans 48 pays au total) du prix Blog4Dev, concours annuel du meilleur billet lancé en 2014 par la Banque mondiale les candidats étaient appelés à rédiger un texte sur les «solutions pour transmettre de meilleures compétences aux jeunes Africains afin de les aider à se préparer à l’économie numérique et aux emplois de demain».
Pour son billet, il s’est mis dans la peau d’Alima, une Malienne de 15 ans écrivant au Président de son pays depuis son village de Pimperna, dans la région Sikasso tout juste connecté à l’Internet 3 G. Convaincue qu’«Internet désenclavera le Mali», l’adolescente expose son rêve de voir l’éducation malienne accorder une place de choix aux «domaines des sciences et des technologies», de voir le Mali exploiter son soleil ardent pour produire de l’énergie pour tout le pays et en exporter le surplus… Autant de sujets importants dans la vie réelle pour le blogueur.
Il s’est inspiré de ce qu’il a vu dans plusieurs localités maliennes visitées entre 2015 et 2018 en tant qu’éducateur pour «une ONG qui sensibilise sur les questions de citoyenneté», son employeur avant Donilab, précise-t-il.
Outre sa passion pour les technologies, Ousmane Traoré est aussi engagé pour l’éducation et l’environnement, initiant ou participant à des campagnes de reboisement ou encore pour «sauver le fleuve Niger» qui traverse le Mali sur 1.750 km et est menacé par l’ensablement, les plantes aquatiques, des activités humaines peu responsables.
Dans la vie, c’est un homme discret, souligne à Sputnik Countel Kanne, une Franco-Malienne animatrice de radio et blogueuse avec laquelle il collabore.
«J’ai découvert Ousmane sur les réseaux sociaux, notamment à travers ses billets sur Mondoblog. Je trouvais ses idées intéressantes. Par la suite, montant un projet radio, je me suis rapprochée de lui pour savoir s’il accepterait d’y participer», explique Countel Kanne, une «repat’», comme on appelle les Africains de la diaspora réinstallés dans leur pays d’origine.
Le projet est maintenant concrétisé. L’émission «CKbougou», nommée d’après les initiales de Countel Kanne («Dans la case de CK» ou «Chez CK»), est diffusée un samedi sur deux sur la radio privée malienne Joliba FM et téléchargeable ensuite sur le site du média.
«Nous étions voisins pendant un an, mais je ne l’avais jamais croisé dans le quartier. Bien qu’exposé sur les réseaux sociaux, il est très discret», note l’animatrice. «Je le trouve à l’écoute des autres, mais ce que j’apprécie surtout chez lui, c’est son enthousiasme et sa disponibilité. Ousmane transpire la générosité», apprécie-t-elle.
Une image à l’opposé de la perception des blogueurs dans l’opinion publique malienne: on les imagine brassant du vent, superficiel et, s’ils sont activistes, rémunéré pour plus nuire que construire. Une mauvaise image dont Ousmane Traoré a personnellement fait les frais, pour certaines de ses initiatives citoyennes. Mais «cela ne me décourage pas», assure le jeune philosophe, convaincu que le blogging peut apporter beaucoup aux jeunes Maliens même s’il est, pour l’heure, difficile d’en vivre. Lui-même n’en tire pas de revenus mais grâce à cela, il a développé «des compétences qu’il monnaye», explique-t-il: «Tout ce qui est communication digitale, rédaction web, création de sites web, formations (rémunérées)…, c’est de cela que je vis, pas du blogging directement».
«Tous les jeunes Maliens doivent avoir un blog», clame-t-il dans un billet publié le 4 juin 2019. Et d’expliquer à Sputnik: «Je veux que les jeunes se mettent vraiment au blogging, parce que cela va leur permettre de beaucoup réfléchir et de proposer des solutions», au lieu de rester dans une sorte d’ambiance morose et de se contenter de survivre. «Quand on parle avec les gens ici, il y a un pessimisme pas possible. J’ai l’impression qu’ici, on ne rêve plus! On vit au jour le jour, on cherche un peu d’argent pour survivre. Si on continue comme ça, le pays ne va jamais avancer. Il faut toujours un rêve, une vision. Je dis aux jeunes qu’il ne faut jamais se contenter de ce que nous avons, que nous méritons plus et que nous pouvons faire plus».
Il est vrai que le Mali, qui compte près de 20 millions d’habitants, dont 47 % ont entre 0 et 14 ans, selon des estimations 2019 du Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP), vit une situation peu réjouissante.
Le pays est plongé depuis 2012 dans une crise politico-sécuritaire complexe, marquée par des attaques sanglantes revendiquées par des groupes djihadistes ou attribuées à eux. Il est aussi en proie, ces dernières années, à des violences entre communautés dans sa partie centrale, la région de Mopti où, en plus des djihadistes, sont également actifs des milices organisées, des groupes d’autodéfense de circonstance, des bandes de voleurs de bétail et divers trafiquants. Depuis le début de l’année 2019, plusieurs centaines de civils y ont péri dans des massacres dont les auteurs ne sont pas clairement identifiés.
Ousmane Traoré regrette que le Mali ne compte pas de mouvement de jeunes aussi engagés et actifs que Y’En A Marre au Sénégal ou Le Balai Citoyen au Burkina Faso, qui mobilisent des foules sur des questions d’intérêt national.
«Il est difficile de fédérer la jeunesse malienne. Il y a des initiatives, des efforts, mais c’est vraiment éparpillé. Chacun veut être à la tête de quelque chose. C’est aussi dû au fait qu’il y a des récupérations politiques [de jeunes leaders ou mouvements de jeunes] ou des questions d’argent» créant la division, regrette Ousmane Traoré. «Cette année [en 2019], quand les écoles étaient fermées au Mali pendant plusieurs mois, j’ai organisé une campagne de sensibilisation et de dénonciation sur les réseaux sociaux pendant plus d’un mois. J’ai initié un sit-in, on n’a pas pu mobiliser plus de 500 personnes (…) On a été dispersé par la police», ajoute-t-il.
Sollicité par une organisation onusienne pour être un «ambassadeur des jeunes», l’activiste pourra étendre son travail de transmission commencée sur les blogs puis étendue à la radio. En rêvant de se voir dans dix ans, imagine-t-il, «à la tête d’une grande bibliothèque connectée, où les jeunes peuvent venir apprendre, discuter entre eux. Un centre créatif, en fait, qui va leur permettre de se ressourcer dans tout ce qui est culture du Mali, dans l’Histoire, de trouver les outils qui peuvent leur permettre de proposer des solutions aux problèmes que nous connaissons».