«Aucune femme ne m’a jamais rejeté. Alors toi, tu te prends pour qui?»: l'ex-Président gambien accusé de viol

Yahya Jammeh, qui a dirigé la Gambie sans partage plus de 22 ans, est accusé de viol par trois Gambiennes. Des faits qui se seraient produits, selon elles, alors que Yahya Jammeh était chef de l’Etat. Il pourrait y avoir «de nombreux autres» cas, selon un expert à Banjul, interrogé par Sputnik.
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«Aucune femme ne m’a jamais rejeté. Alors toi, tu te prends pour qui?»; «Tu penses t’en tirer à si bon compte?»; «Si tu fais un seul mouvement, je te tue de mes mains!»; «On va bien voir si tu es vierge...»: ce sont des extraits de propos tenus par Yahya Jammeh en 2015, tels que rapportés par Fatou «Toufah» Jallow, une des trois Gambiennes accusant leur ancien président de viol et d’agression sexuelle pendant qu’il était au pouvoir.

Ces femmes ont confié leurs témoignages aux ONG de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) et TRIAL International, qui ont publié le 26 juin 2019 à Dakar les résultats de leur enquête commune. En plus des accusatrices, ces organisations ont interrogé d’anciens responsables gouvernementaux ainsi que «plusieurs autres témoins», et leurs investigations révèlent qu’«il ne s’agissait pas d’une pratique isolée».

Yahya Jammeh a quitté le pouvoir et la Gambie en janvier 2017. Il a trouvé asile en Guinée équatoriale, où il vit toujours en exil. Son accès à la presse y est strictement filtré. Ousman Rambo Jatta, un porte-parole de son parti, cité par la BBC, a cependant rejeté les accusations contre lui, les qualifiant d’«allégations non fondées».

«Des membres de l’entourage du président [Yahya Jammeh] faisaient régulièrement pression sur des femmes pour qu’elles rendent visite au chef de l’État (gambien) ou travaillent pour lui, et ce dernier se livrait par la suite à des abus sexuels sur la plupart d’entre elles. Les trois femmes accusent l’ancien chef d’État et ses collaborateurs d’avoir recouru à la coercition, à la tromperie et la violence ainsi qu’à des représailles lorsque des femmes refusaient ses avances», a rapporté TRIAL International.

Arrivé au pouvoir par un putsch sans effusion de sang en 1994, Yahya Jammeh a ensuite été élu en 1996, puis réélu trois fois. En décembre 2016, il a été battu dans les urnes par Adama Barrow et a tenté de contester sa défaite jusqu’à janvier 2017. Sous pressions diplomatiques et militaires, il a cédé la main et est parti pour la Guinée équatoriale.

En mai 2019, un correspondant de Sputnik l’a aperçu dans la ville de Mongomo (est) où, selon des habitants, il jouit d’une vie paisible sous forte protection sécuritaire.

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Son régime a régulièrement été accusé de violations de droits de l’Homme par des Gambiens, diplomates et ONG: tortures, disparitions forcées, détentions arbitraires, musellement de la presse, répression de manifestations parfois dans le sang.

Les allégations de violences sexuelles à l’encontre de Yahya Jammeh ne surprennent pas le Centre International pour la Justice Transitionnelle (ICTJ, International Center for Transitional Justice), a affirmé à Sputnik Didier Gbery, son chef de Programme en Gambie. Cette ONG, créée en 2001, «œuvre pour la justice dans les pays qui ont subi des violations massives des droits humains sous la répression et dans les conflits» et travaille avec différents acteurs «afin d’assurer la réparation des victimes», selon ses promoteurs.

«Nous ne sommes pas surpris de l’éclosion de telles accusations, et nous sommes certains que de nombreux cas similaires existent mais restent encore tus, du fait de la caractéristique de la société gambienne qui reste encore très traditionaliste. Les questions de violences sexuelles restent des sujets tabous que les familles, y compris les victimes, ont tendance à garder pour elles pour éviter d’être stigmatisées; la victime étant souvent accusée d’avoir été à l’origine de ce qui lui est arrivé, malheureusement», a déclaré Didier Gbery, basé à Banjul, criminologue de formation. «En outre, accuser une autorité d’avoir commis un crime n’est pas dans les habitudes sociales, les personnes en position d’autorité bénéficiant d’une sorte d’immunité presque naturelle», a-t-il expliqué.

Des trois femmes s’étant confiées à HRW et TRIAL International, Fatou «Toufah» Jallow est la seule à s’exprimer à visage découvert. Les deux autres ont souhaité rester anonymes, tout comme les anciens responsables gouvernementaux.

Fatou «Toufah» Jallow a expliqué avoir attiré l’attention de Yahya Jammeh étant étudiante, après qu’elle a été élue «reine de beauté» en décembre 2014. Elle avait alors 18 ans. Par un stratagème orchestré sur plusieurs mois, impliquant des proches de Yahya Jammeh - surtout une de ses cousines identifiée comme Jimbee Jammeh -, l’étudiante s’est retrouvée enfermée dans une pièce, seule, avec le président. Ce dernier s’est mis en colère quand elle a repoussé ses avances, en juin 2015, selon le récit de son agression par HRW.

Après l’avoir violemment giflée à deux reprises, a indiqué HRW, «il lui a injecté une substance dans le bras au moyen d’une seringue»; la jeune femme a tenté de fuir, il l’a menacée. «Puis il a relevé sa robe (...). Il a frotté son sexe contre sa tête et se touchait le sexe pour se stimuler. (...) Elle a hurlé qu’elle était en train de mourir. (...) Il lui a alors immobilisé les mains et l’a violée, avant qu’elle ne perde connaissance» et quand elle est revenue à elle, Yahya Jammeh l’a chassée, toujours selon HRW.

D’après les témoignages compilés par les deux ONG, Yahya Jammeh «forçait ou contraignait de jeunes femmes à avoir des relations sexuelles avec lui. Certaines touchaient un salaire de l’État et travaillaient à la State House [présidence gambienne, NDLR] comme «protocol girls» [filles du protocole]», a résumé TRIAL International. En outre, selon la même source, «Jammeh et ses subordonnés donnaient de l’argent et des cadeaux à ces femmes, leur promettant des bourses d’études et d’autres privilèges - de fortes incitations matérielles dans l’un des pays les plus pauvres du monde. D’après les témoins, les résidences du président ont été le théâtre de relations sexuelles tant consenties que non consenties».

Reed Brody, conseiller juridique à Human Rights Watch (HRW), a travaillé pendant près de 20 ans avec les victimes du régime d’Hissène Habré, l’ancien président tchadien (de 1982 à 1990) réfugié depuis sa chute au Sénégal, où il a été jugé et condamné - en première instance en 2016, et en appel en 2017 - à la perpétuité pour crimes contre l’humanité par un tribunal spécial africain siégeant à Dakar.

Ce juriste américain a dirigé l’enquête des ONG sur les allégations de violences sexuelles contre Yahya Jammeh. Il a invité les autorités gambiennes à mener des investigations «approfondies» sur ces accusations et, si avérées, à faire juger l’ex-président et ses complices présumés.

«Yahya Jammeh a piégé de nombreuses Gambiennes, les traitant comme ses choses. Mais le viol et l’agression sexuelle sont des crimes, et Jammeh n’est pas au-dessus des lois», a déclaré Reed Brody dans le texte commun publié par HRW et TRIAL International. Marion Volkmann-Brandau, principale enquêteuse qui a travaillé sur ce sujet, a pour sa part salué le courage des femmes qui ont témoigné, estimant dans le même document: «Il est temps que la "honte" change de camp».

​La Gambie s’est dotée d’une Commission Vérité, Réconciliation et Réparation (TRRC), lancée en octobre 2018 pour étudier les violations des droits humains durant la présidence de Yahya Jammeh. Ses audiences se sont ouvertes le 7 janvier 2019 et elles se poursuivaient au 28 juin 2019.

Mais, a observé le responsable de l’ICTJ en Gambie, «très peu de victimes, notamment de femmes victimes directes, ont pu se présenter à elle pour témoigner». Selon lui, son ONG mène actuellement «une initiative pilote de consultations avec des organisations féminines locales dans trois localités du pays», pour notamment, aider à recueillir des expériences de femmes victimes et «favoriser leur participation au processus de vérité».

«Avoir des témoins ou des victimes disposées à parler me semble être un élément capital pour initier une action en justice. Tous les acteurs sont unanimes que Yahya Jammeh devrait répondre de ces actes, et les témoignages et aveux de certains perpétrateurs devant la TRRC sont certainement des éléments qui devraient militer en faveur de l’ouverture d’un procès», a déclaré Didier Gbery.

Cependant, il existe «un certain nombre de défis à relever» avant d’arriver à un éventuel jugement, a-t-il souligné, évoquant une éventuelle modification des lois pour permettre ce procès, la question du lieu où il doit se dérouler, une extradition de Yahya Jammeh ou encore «le besoin de magistrats suffisamment outillés ou expérimentés pour traiter ces crimes».

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