Comment l’affaire Huawei-Trump dynamite le secteur de la téléphonie mobile

«Deux pas en avant, un pas en arrière», telle est la technique de Donald Trump pour faire plier l’équipementier chinois Huawei. En le privant du système d’exploitation Android pour ses smartphones, l’exécutif américain a lâché une bombe qui pourrait bouleverser tout le secteur… avant de revenir –provisoirement– en arrière. Analyse.
Sputnik

La guerre commerciale annoncée par le président Trump en juin 2018 connaît un nouvel essor après une période d’accalmie pré-G20 en mai 2019. En toute logique, Trump, après avoir en aval fustigé le déséquilibre commercial américain dû à l’importation massive de produits chinois, a décidé de frapper en amont, sur le transfert de technologies.

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Car l’entrée de la Chine au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce, qui était présentée dans les années 2000 comme le nouvel eldorado de l’économie mondiale, a surtout été un formidable aspirateur à compétences et savoirs pour le géant asiatique. Lequel n’a pas manqué de mettre à disposition sa main-d’œuvre bon marché et ses normes attractives pour des firmes occidentales toujours en mal de compétitivité, avec comme contreparties le montage de coentreprises et la mise à disposition de brevets technologiques.

Le pragmatisme des dirigeants chinois allait se révéler payant et nourrir l’inquiétude des puissances occidentales de second et premier ordre, en raison de la rapide assimilation des techniques par la Chine et de la capacité à reproduire leurs produits à grande échelle. En outre, les ambitions chinoises évoluèrent, passant du statut d’«atelier du monde» à celui de centre de recherche et développement dynamique de stature internationale. Le monde n’allait pas tarder à apprendre l’existence des BATX, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, le pendant des GAFA, Google, Amazon, Facebook et Apple. Géants chinois auxquels il faut rajouter TCL, Lenovo, ZTE et… Huawei.

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Cette crispation envers Huawei n’est ni fortuite ni récente. La société de Shenzhen n’est plus la jeune pousse créée par Ren Zhengfei en 1987: elle est désormais un conglomérat bien implanté dans le paysage économique chinois, à hauteur de 721 milliards de yuans (93, 5 milliards d’euros). Son poids économique et son appétence pour les technologies de l’information et de la communication lui ont valu les foudres du Sénat américain en février 2018, matérialisé par le «Defending U.S. Government Communications Act», interdisant aux agences américaines d’acheter et d’utiliser du matériel en provenance de cette compagnie (ainsi que de ZTE).

Une décision prise sur la base de rapports antérieurs émanant du département de la Défense et du Bureau fédéral d’investigation (FBI), en raison des risques de perte de souveraineté technologiques et de la présence potentielle de failles en cybersécurité sciemment intégrées à des fins de cyberespionnage. Pour comminatoire que fût la publication de cet acte, il attesta en filigrane que le matériel émanant de ces sociétés était tout à fait susceptible de répondre aux plus hautes attentes techniques. Et c’est précisément à ce moment que le Président Trump intervient en dévoilant son jeu de poker menteur avec les puissances mondiales, pouvant menacer les intérêts économiques et militaires américains.

L’inscription le 15 mai 2019 de l’équipementier chinois sur l’Entity List de la Bureau of Industry and Security fut un couperet brutal pour les ambitions de Huawei, en interdisant à Google de lui concéder une licence de son système d’exploitation Android. La décision suscita rapidement une panique parmi les utilisateurs d’ordiphones de la marque et une certaine gêne chez les responsables de Google, fort contrits de perdre un client d’une telle importance.

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Ce qui signifierait –conditionnel suite à la décision américaine de surseoir durant quatre-vingt-dix jours à cette sanction– que Huawei ne pourrait plus exploiter les prochaines itérations du système d’exploitation Android, ainsi que les applications Google (Maps, Gmail, etc.), se privant de fait de fonctionnalités améliorées et/ou corrigées. Et par capillarité, les ordiphones produits par le géant chinois ne pourront lancer des applications développées spécifiquement pour les futures versions d’Android et mises en ligne sur Google Play (qui sera lui aussi indisponible fort logiquement suite à cette décision politique), d’où frustration prévisible des utilisateurs.

La firme de Mountain View doit s’exécuter, quand bien même ses intérêts ne seraient pas concordants avec ceux de l’administration américaine, car elle n’en demeure pas moins une société régie par la territorialisation de son siège social. Avec l’obligation inhérente de respecter les décisions impératives portant sur la sécurité d’État.

Il n’est pourtant pas certain que les autorités américaines aient pour autant toutes les cartes en main pour faire fléchir leurs homologues asiatiques. Au petit jeu du bluff, les Chinois peuvent très bien faire parler leur science du jeu de go et jouer sur des conséquences plus néfastes à plus ou moins long terme.

Dans un avenir proche, les entreprises américaines œuvrant en Chine, secteur des technologies de l’information et de la communication en tête, pourraient être directement impactées par des représailles commerciales, ouvrant ainsi la porte à une reprise en main du marché chinois par des sociétés concurrentes, avant tout nationales. Pareil scénario fragiliserait encore davantage la position de sociétés américaines faisant face à la fois à des normes moins avantageuses que par le passé et à une nationalisation induite par les consommateurs de plusieurs secteurs comme l’atteste le China Business Climate Survey de 2018 (l’indice du climat des affaires en Chine pour les sociétés américaines, recueilli par la Chambre américaine de commerce).

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Corroborant ce scénario, sur les réseaux sociaux ont fleuri, peu après la décision américaine, des appels au boycott de produits américains, afin de favoriser la production locale.

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Le second effet est à moyen terme: si Huawei devait se retrouver définitivement privé d’Android, la solution la plus crédible serait d’accélérer l’avènement d’un nouveau système d’exploitation. Cette possibilité pourrait contenter le pouvoir chinois, désireux d’opérer un contrôle plus serré de sa population. En raison des liens entre le fondateur de Huawei et de l’Armée Populaire de Libération, l’entreprise réprouvée pourrait profiter des apports de Kylin, le système d’exploitation militaire, et l’adapter en une version plus commerciale, faisant gagner ainsi à Huawei un temps précieux en recherche et développement. Mais encore faudrait-il prévoir tout un écosystème gravitant autour de cet OS, à l’instar d’iOS et… d’Android. Car la force d’une couche logicielle est sa capacité à engranger des utilisateurs ainsi que des sociétés tierces. Le défi n’est pas seulement technique, mais aussi commercial.

La solution la plus pratique pour l’heure serait de se baser sur la version Open Source d’Android, qui reprend certains éléments de son pendant commercialisé par Google. Cela aurait le mérite de ne pas déboussoler les utilisateurs déjà habitués à l’environnement, mais cela constituerait à terme un effort de développement conséquent en très peu de temps.

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Par ailleurs, si Huawei suscite l’ire outre-Atlantique, il n’en est pas de même sur le Vieux continent. En attestent les révélations de Gavin Williamson, l’ex-ministre britannique des Affaires militaires, sur la participation de l’équipementier chinois au déploiement de la 5G dans le royaume, qui lui coûta au demeurant sa place.

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L’acte des États-Unis est unilatéral dans le monde occidental, ce qui atténue aussi sa force d’impact et risque d’isoler l’exécutif américain dans sa charge contre les produits et services chinois. En revanche, passé le choc de la décision, Huawei pourrait être avisé de s’entourer de partenaires dans le secteur des télécommunications pour élaborer un plan de résilience et parer ainsi à tout renouvellement de cette situation à l’avenir.

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Il n’est pas interdit de conjecturer que les deux puissances économiques mondiales réussissent à apaiser la situation par risque d’une guerre commerciale dont pourraient profiter plusieurs puissances concurrentes à l’affût. Rappelons que la Chine est devenue en 2018 le premier partenaire commercial des États-Unis devant le Canada, le Mexique et le Japon. Cette place est somme toute logique au regard de la croissance soutenue de l’Empire du Milieu depuis les années 1980 et ne manque pas de peser très lourd dans les échanges à venir pour trouver une sortie de crise honorable.

Cette annonce arrive cependant dans un contexte très compliqué pour les autorités chinoises, qui doivent faire part d’un ralentissement prononcé du dynamisme de leur économie depuis début 2019 (6,4% du PIB, alors que leur croissance était encore à deux chiffres en 2010) et d’une méfiance accrue de plusieurs partenaires dans le monde quant à l’emploi de leurs technologies, notamment dans les domaines des télécommunications. Pour l’heure, une solution intermédiaire a été proposée via une licence générale temporaire accordée à Huawei pour les quatre-vingt-dix prochains jours, laissant le temps à la firme chinoise de mieux peaufiner sa stratégie et à ses utilisateurs de souffler après l’émotion de ces derniers jours.

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