Tunisie: quand l'ancien Président Ben Ali s'invite à la télévision publique

Dans une émission récemment diffusée à la télévision nationale, des vœux ont été présentés par erreur au Président Ben Ali et à son épouse, pourtant chassés du pouvoir par un soulèvement populaire en 2011. Récurrentes, pareilles bévues rappellent la nécessaire restructuration de la télévision nationale, en crise depuis plusieurs années.
Sputnik

Ramadan, mois du pardon? L'assertion a vocation à se vérifier en Tunisie, comme ailleurs, en temps normal. Toutefois, la page de «l'ancien régime» n'étant pas totalement tournée, la justice transitionnelle poursuivant sa marche brinquebalante, le moindre incident suffit souvent à mettre le feu aux poudres.

Ce fut le cas lundi 6 mai, tout premier jour du Ramadan. Quelques minutes seulement séparent les Tunisiens de la rupture du jeûne. Toutes les télévisions et radio ont tendance à diffuser à cette heure des émissions religieuses, des chants spirituels ou des psalmodies coraniques. Sur la deuxième chaîne nationale, c'est un prêche tourné en studio, présenté par un cheikh en habit traditionnel tunisien. La qualité de l'image renseigne sur un tournage vieux de quelques années, au moins. Quand, tout d'un coup, un vieux refrain familier…

«… On demande au Très-Haut de bénir, en ce mois-ci, son Excellence, le Président Zine El Abidine Ben Ali, sa vertueuse épouse, Madame Leïla Ben Ali […] On souhaite, pour notre cher pays, la Tunisie, qu'il continue sa marche, dans la paix et la sécurité, sous la direction de son digne, honnête et loyal fils, Son Excellence M. le Président Zine El Abidine Ben Ali grâce auquel notre pays se porte très bien», dit le Cheikh.

Il fallut attendre quelques heures pour que les internautes s'en prennent à l'imam, coupable de flagornerie et d'excès de zèle, encore qu'à l'époque, ses pairs étaient souvent « invités » par les autorités à souhaiter dans leurs prêches hebdomadaires ou leurs invocations ponctuelles, longue vie et guidance au Président. L'essentiel des critiques se porta, toutefois, contre la télévision nationale, dont beaucoup ont ce jour-là raillé ou fustigé «l'incompétence».


«La chaîne 2 est une télévision nationale qu'on paie bien avec nos impôts ou alors est-ce une chaîne du Mozambique? Est-ce qu'on nous prend pour des cons ou alors ce vieil imam qui présentait le programme a fumé la moquette? À moins que celui qui a passé ce vieil enregistrement était fatigué par le jeûne?», s'indigne cette internaute.

Les plus complotistes parmi les internautes y verront même une faute intentionnelle de la part d'une télévision accusée de servir un agenda «contre-révolutionnaire», quand elle n'obéit pas aux injonctions de «l'Etat profond».


«La télévision non-nationale passe un extrait d'un pseudo-imam en train de faire une prière pour Ben Ali. C'est de la provocation. Je ne crois pas, pour ma part, à une erreur innocente, puisqu'il s'agit d'une chaîne qui est habitué à faire l'éloge des despotes.»


«On vous a offert la liberté et la dignité, mais vous persistez dans l'humiliation et l'ignominie», maugrée celui-ci.

Maher Abderrahmane, consultant et expert dans les médias, pointe une nonchalance manifeste puisque «dans toute télévision qui se respecte, on visionne systématiquement la matière avant diffusion, aussi bien pour une matière d'archives que pour un extrait tourné 24 heures plus tôt». Toutefois, cette négligence n'est que la face émergée de l'iceberg.

«La mauvaise gouvernance au sein de l'institution de la télévision nationale fait que 80% de son budget annuel [l'équivalent de 25 millions d'euros, soit plus que les budgets de toutes les télévisions privées réunies, ndlr] est phagocyté par la masse salariale. Ce qui ne laisse que trop peu de budget et une place marginale pour la production, laquelle devrait être, normalement, la fonction principale d'une télévision! Cela pousse les responsables à remplir leur grille en recourant de manière excessive aux archives. Si bien que, d'après mes estimations personnelles, près de 50% de la grille de programmation quotidienne de la télévision nationale viennent des archives. La survenance répétitive de ce genre d'incidents est donc prévisible», analyse Maher Abderrahmane pour Sputnik.

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De fait, il ne s'agit pas du premier incident du genre. Dès 2011, année où le Président tunisien a été renversé à la suite d'un mouvement de contestation populaire, la télévision nationale a commis «l'imparable» plus d'une fois. Qu'il s'agisse de chants spirituels ou profanes rendant hommage à l'ancien Président, «des enquêtes administratives ont été annoncées, systématiquement, pour éviter que ces erreurs se reproduisent, mais les manquements sont toujours au-rendez-vous», regrette le journal Le Maghreb, dans son édition du 8 mai.
Quoique la bourde ne fût pas la première du genre, dès le lendemain, mardi 7 mai, le directeur de la télévision a été démis de ses fonctions. «À la suite de la diffusion […] d'un programme religieux provenant des archives de la télévision nationale, où des invocations et des vœux ont été adressés à l'ancien Président ainsi qu'à sa famille, ce qui a pu heurter la sensibilité des téléspectateurs» […] Une enquête administrative a par ailleurs été diligentée pour «déterminer les responsabilités» des uns et des autres et prendre, le cas échéant, «les mesures administratives et disciplinaires qui s'imposent», sans préjudice de «poursuites pénales», peut-on notamment lire dans le communiqué de la Télévision nationale.

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Autant la bévue a été sévèrement épinglée par les réseaux sociaux tunisiens, autant sa sanction a été diversement accueillie. Pour nombre d'internautes, le limogeage du directeur, apprécié par nombre de ses collègues pour ses qualités professionnelles, a été jugé «disproportionné».

«Il n'a quand même pas tué quelqu'un! Pourquoi autant de sévérité pour une faute, somme toute, normale? Et puis, cette télé n'est vraiment pas suivie, donc…», s'insurge par exemple, Badreddine. Pour un autre internaute, Souhil, il ne s'agit, à travers ce limogeage, que «d'un règlement de comptes, pour qu'ils [sic] installent à la place [de l'ancien directeur] quelqu'un qui serve mieux leurs intérêts».
Pour Maher Abderrahmane, ces limogeages ne servent «absolument à rien».

«La preuve, depuis 2011 jusqu'à nos jours, une dizaine de directeurs généraux se sont succédé à la tête de la télévision. On change de directeurs généraux en moyenne tous les 10 mois, idem pour les directeurs des deux chaînes nationales, ce qui nous fait une trentaine de changements en huit ans. Malgré tout, les choses ne se sont pas vraiment améliorées», constate l'expert tunisien.

Pour Maher Abderrahmane, si les médias publics tunisiens sont toujours confrontés à ce genre de dysfonctionnements, c'est qu'aucune réforme se proposant de remédier à la mauvaise gouvernance en leur sein n'a été adoptée. Ce qui pointe un problème de volonté politique.

«Aucun gouvernement, aucun parti, qu'il soit au pouvoir ou dans l'opposition, ne veut de cette réforme. Tout le monde espère pouvoir instrumentaliser ou exercer une influence, de façon directe ou indirecte, sur les médias publics. Personne ne veut entendre parler d'une bonne gouvernance qui impliquerait une réelle indépendance…», conclut Maher Abderrahmane.

 

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