«La BCE prend acte du contexte économique, avec une croissance qui ne se porte pas bien dans la zone euro. Beaucoup d'indicateurs sont défavorables en Allemagne ou en Italie, sans parler des menaces du Brexit et des crises commerciales impliquant les États-Unis. La BCE a donc décidé de maintenir une politique monétaire extrêmement accommodante.»
L'économiste Henri Sterdyniak n'est pas surpris par les dernières annonces de la Banque centrale européenne (BCE). Le 7 mars, elle publiait son communiqué de politique monétaire. Un document riche d'enseignements où l'on apprenait que, finalement, les taux directeurs resteraient à des niveaux historiquement bas jusqu'à la fin 2019, au moins.
Des renoncements en série
L'institution dirigée par Mario Draghi amorce donc un nouveau virage vers plus de souplesse. Auparavant, la BCE avait annoncé une possible remontée des taux après l'été 2019. Elle a depuis abaissé ses prévisions de croissance à 1,1% en 2019 et 1,6% en 2020, contre une précédente projection à 1,7% pour les deux années. Un ralentissement économique qui l'oblige à changer son fusil d'épaule.
«Plusieurs phénomènes sont à l'action. La BCE est inquiète des conséquences qu'aurait une remontée des taux sur un certain nombre de banques, d'assurances ou d'entreprises. Elles ont pris l'habitude d'être très endettées et une hausse de taux pourrait les mettre en péril. Il faut être clair. Aujourd'hui, les économies capitalistes développées ne sont pas en situation équilibrées. Soit elles ont besoin de déficit public important comme aux États-Unis ou au Japon, soit elles ont besoin de taux d'intérêt extrêmement bas», explique Henri Sterdyniak.
Les tensions commerciales qui font baisser les échanges internationaux frappent le Vieux continent. Le 11 mars, la Banque de France a abaissé sa prévision de croissance pour le premier trimestre 2019, à 0,3%. Pas mieux du côté de la première économie de la zone euro, où l'inquiétude bat son plein. Selon le quotidien Handelsblatt, des responsables du ministère allemand des Finances s'inquiètent d'une possible détérioration de la performance économique en 2019, juste après que le pays ait évité de peu une récession au dernier trimestre de l'année dernière. «Sur le plan interne, le gouvernement fédéral n'attend qu'une croissance de 0,8% en 2019», mentionnerait un document confidentiel du ministère des Finances, selon Handelsblatt.
L'Italie est d'ores et déjà en récession, avec une chute de 0,2% de son PIB au quatrième trimestre 2018. Concernant l'inflation en Europe, la BCE ne table plus que sur 1,2% d'augmentation cette année, 1,5% l'an prochain et 1,6% en 2021, contre respectivement 1,6%, 1,7% et 1,8% annoncés en décembre 2018.
Afin de contrecarrer cette morosité ambiante qui commence à faire tanguer les marchés, la BCE a sorti l'artillerie lourde. Plus précisément, des TLTRO, pour «targeted longer term refinancing operations» (opérations ciblées de refinancement de long terme), vont être octroyés aux banques européennes de septembre 2019 à mars 2021. Ces prêts à très long terme (deux ans) et à taux zéro auront pour objectif de garder des «conditions de crédit favorables».
«Quand vous êtes dans le noir, vous faites de petits pas. Vous ne courez pas, mais vous bougez», a lâché Mario Draghi devant la presse.
Comme le rappelle l'AFP, «en 2016 et 2017, les banques, en premier lieu les plus fragiles d'entre elles, en Italie, s'étaient précipitées sur ce programme baptisé TLTRO».
Une situation insoluble?
Ce retour vers plus de souplesse après quelques velléités de resserrement monétaire ne concerne pas que l'Europe. Fin janvier, la Réserve fédérale américaine (FED) annonçait dans un communiqué mettre fin au cycle de hausse de ses taux directeurs. Entre décembre 2015 et décembre 2018, la FED avait procédé à pas moins de neuf remontées des taux, pour les faire grimper à une fourchette comprise entre 2,25 et 2,5%.
Sa décision de mettre le holà pourrait s'expliquer par quelques mauvaises nouvelles concernant une économie américaine qui est pourtant censée plutôt bien se porter. En plus d'une dette des ménages qui ne cesse de se creuser et qui dépasse désormais les 13.500 milliards de dollars, le déficit commercial des États unis a atteint un record décennal en 2018: 621 milliards de dollars. De plus, le mois de février a vu les créations d'emplois s'effondrer outre-Atlantique. «On peut blâmer le mauvais temps, le contrecoup du "shutdown" [fermeture partielle des administrations américaines, ndlr], mais il n'en reste pas moins que c'est un chiffre très bas», a souligné Tom Cahill de Ventura Wealth Management.
La Chine n'est pas en reste. L'Empire du Milieu a enregistré sa progression de croissance la plus faible en 28 ans. Le PIB a augmenté de 6,6% en 2018 et Pékin envisage déjà de lancer un nouveau plan de relance, avec son lot de baisses d'impôts et de subventions hypothécaires, comme le note le site Express Business.
Dans le même site, Steen Jakobsen, l'économiste en chef de la banque danoise Saxo Bank, annonçait en décembre dernier: «La hausse du prix de l'argent et la diminution du montant d'argent disponible, le renversement de la mondialisation et la récente flambée des prix de l'énergie ont mis nos décideurs en échec.» Avant de poursuivre: «Après que la Chine, la Banque d'Angleterre et la FED aient déjà fait marche arrière, c'est maintenant au tour de la BCE —comme c'est prévisible.»
«C'est la logique du capitalisme financier actuel. Il se caractérise par un déficit de demande. Un peu partout, une pression est exercée sur les salaires, les dépenses publiques ou la protection sociale. Des entreprises dégagent beaucoup de profits, mais n'investissent pas en conséquence. Tout ceci produit un déséquilibre de demande que, jusqu'à présent, nous avons réglé par des taux d'intérêt très bas, qui ont eux-mêmes généré des accumulations de dettes. Et l'on ne sait pas très bien comment sortir de cette situation en restant dans le cadre du capitalisme financier actuel», analyse pour sa part Henri Sterdyniak.
D'après Steen Jakobsen, toujours cité par Express Business, «après la crise financière de 2008, le cycle économique a été remplacé par un cycle de crédit, ce qui a eu pour effet de gonfler le cours des actions, sans avoir un impact réel sur l'économie elle-même, tout en engendrant la plus grande inégalité des revenus depuis des générations».
«Après la crise financière de 2008, personne n'a réussi à se faire entendre pour changer de voie. L'importance de la finance n'a pas été limitée. Mais elle est, par essence, foncièrement instable. Il y a des déséquilibres très difficiles à résorber. Un monde où il y a trop d'actifs financiers est un monde fragile, nous le voyons aujourd'hui. Les banques centrales n'arrivent pas à revenir à la normale, c'est-à-dire proposer des taux d'intérêt de l'ordre de 3 à 4%, sans mettre en péril beaucoup d'acteurs économiques comme des entreprises ou des banques. Personne, actuellement, n'a la capacité de rétablir la situation en proposant un plan cohérent qui supposerait d'agir à la fois sur les politiques monétaire, budgétaire et salariale. Cela remettrait en cause le niveau de rentabilité exigé par les actionnaires ce qui n'est, bien sûr, pas envisageable», explique Henri Sterdyniak.
«Bienvenue dans la grande finale de l'"extend and pretend" ("continuez et faites comme si de rien n'était"), la plus misérable expérience monétaire de l'histoire», lance de son côté Steen Jakobsen à Express Business.
Les principales économies de la planète seraient-elles condamnées à rester droguées à l'argent pas cher et aux injections de liquidité? Henri Sterdyniak n'est pas très optimiste. Il appelle à un vrai changement de paradigme économique:
«Je pense que l'on maintiendra des taux d'intérêt extrêmement bas. Cette situation risque de perdurer très longtemps et avec elle le très fort endettement de certains États et entreprises. Ce n'est pas satisfaisant, mais l'on voit mal qui aurait la volonté et les moyens de proposer autre chose. Par exemple, on pourrait tenter d'impulser le crédit autrement et de manière utile pour la transition énergétique, les besoins sociaux et l'emploi. Mais ce n'est pas au sein des banques centrales ou privées qu'une telle idée fera son chemin. Le problème, aujourd'hui, c'est que même avec des taux bas, les banques ne fournissent pas assez de crédit et surtout de crédit utile. Il faut remettre en cause la rentabilité trop élevée accordée aux actionnaires et aux marchés ainsi que la distribution de crédit uniquement sur des critères purement financiers et non pas sociaux.»