«Moi, j'ai jamais vu ça! Ça fait mal au cœur de voir ça.» Yves, 86 ans, est ému au moment de raconter à La Croix les scènes dont il a été le témoin le 23 février à Clermont-Ferrand. Avant l'Acte 15, la ville auvergnate avait eu affaire à des manifestations de Gilets jaunes plutôt calmes. Mais le dernier rassemblement a connu son lot de scènes de violence. «Les policiers ont le sentiment d'avoir eu à faire à de vrais professionnels», a déclaré Anne-Gaëlle Baudouin-Clerc, préfet du Puy-de-Dôme. Pour Éric Maillaud, procureur de la République, des groupuscules venus «d'Allemagne et d'Italie» étaient même présents. Résultat? 37 personnes interpellées, 22 gardes à vue… et de gros dégâts.
Les services de renseignement intérieurs ont-ils été incapables de prévoir les incidents? Si oui, pourquoi? Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, ils sont sous le feu des critiques. Il faut dire qu'ils ont subi d'importantes réorganisations ces dernières années. D'abord, la réforme conduite sous Nicolas Sarkozy en 2008. Elle avait fait remarquer au Financial Times que la manœuvre avait affaibli le renseignement français. Devant les difficultés de communication entre services, Manuel Valls réorganisait à nouveau le renseignement quelques années plus tard, ce qui menait à la création de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et du Service central du renseignement territorial (SCRT). Sputnik France a contacté Gérald Arboit, directeur de recherche du Centre français de recherche sur le renseignement, afin qu'il nous livre son analyse de l'inédite crise des Gilets jaunes sous le prisme du renseignement français. Entretien.
Sputnik France: Alexandre Langlois, secrétaire général du syndicat de police Vigi, affirme que Nicolas Sarkozy a tué le renseignement intérieur. Il n'aurait plus les moyens de travailler correctement, aurait tout misé sur le terrorisme, ce qui le rendrait quasi-aveugle sur un mouvement comme celui des Gilets jaunes. Partagez-vous cette analyse?
Gérald Arboit: «Tout à fait. Je serais moins sévère sur Nicolas Sarkozy, mais il est clair que la réforme de 2008 a conduit à un éclatement des Renseignements généraux. Ce n'est pas que le renseignement intérieur a été tué, mais l'on a cassé sa dynamique. Ses membres étaient bien infiltrés dans toutes les communautés qui représentaient un danger pour la société. La réforme de 2008 a laissé tous ceux qui s'intéressaient aux marginaux en province pour se concentrer sur les gros gibiers du terrorisme ou de l'espionnage. On a cassé cet outil et cela a impacté négativement la communication entre services. Ceci est la première erreur et elle est effectivement imputable à la présidence de Sarkozy.»
Sputnik France: Et la seconde erreur?
Gérald Arboit: «Elle s'est produite lors du mandat de François Hollande. Priorité a été donnée au terrorisme, ainsi qu'au ciblage de la communauté musulmane et de ses membres qui pouvaient montrer un comportement suspect. La création de la DGSI et du SCRT, le tout dans une volonté de centralisation, n'a pas abouti à l'amélioration de la communication escomptée.
Par contre, on a affecté le SCRT à des missions liées à l'antiterrorisme, ce qui faisait doublon avec les antennes locales de la DGSI. Quand ce n'était pas le cas, le pouvoir a utilisé le SCRT pour faire de la météorologie politique. Par exemple, en 2015, durant la série qui s'est ouverte par Charlie Hebdo et s'est terminée par le Bataclan, le SCRT a plutôt travaillé sur les possibles conséquences de la réforme des Régions et ses incidences électorales. Pour résumer, nous avons un jouet qui a été cassé sous Sarkozy, rebricolé sous Hollande, mais qui ne marche pas.»
Sputnik France: Beaucoup de critiques qui visent les services de renseignement concernent l'identification supposée d'un grand nombre de casseurs, issus de mouvements radicaux, principalement à l'extrême gauche, mais aussi à l'ultra-droite. Est-ce justifié?
Gérald Arboit: «La réelle problématique est la même que pour les individus fichés S pour risque djihadiste. Ce n'est pas parce qu'ils sont fichés qu'ils passeront forcément à l'acte.»
Sputnik France: Le Canard enchaîné révélait en janvier dernier que le SCRT était chargé de ficher les leaders des Gilets jaunes avec une multitude d'informations allant de l'adresse à l'implication associative en passant par l'influence sur les réseaux sociaux. Comment jugez-vous cette initiative?
Gérald Arboit: «Depuis le 17 novembre, les Gilets jaunes représentent la principale menace pour le pouvoir. Le SCRT est obligé de reprendre la main sur le renseignement intérieur et de cibler des leaders. Mais les Gilets jaunes n'ont pas de leaders clairement définis qui sont en capacité de faire agir les autres. Les réseaux sociaux font caisse d'appel et n'importe qui peut créer un événement qui, n'importe quand, est susceptible de mobiliser en masse. À partir de la fin décembre, l'extrême gauche a tenté une reprise en main idéologique du mouvement. Ses têtes pensantes et ses réseaux sont identifiés par le renseignement. Même chose pour l'ultra-droite. Mais en dehors de ces cas de figure, des individus issus de la mouvance jaune sont capables de surprendre, semaine après semaine. Toute la difficulté est là pour les services de renseignement. Sans parler du fait que le mouvement se situe sur tout le territoire. Certaines parties de province n'ont pas les effectifs.»
Sputnik France: Le Canard enchaîné soulignait également que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) avait été «court-circuitée» concernant la création de ce fichier. Cela semble un peu inquiétant, non?
Gérald Arboit: «Il faut arrêter avec ça! Le fichier dont il est question dans le Canard enchaîné est un fichier de travail. Il n'est pas destiné à devenir pérenne. Des fichiers de ce genre existent en nombre. Il faut bien que les services de renseignement recueillent des informations. Il est vrai que, parfois, ces fichiers sont censés être détruits une fois qu'ils ne servent plus. Dans les faits, les services de renseignement détruisent très peu…»
Sputnik France: Le mouvement des Gilets jaunes est né et continue à vivre sur les réseaux sociaux. C'est inédit. Le renseignement français est-il préparé à cette fronde 2.0?
Gérald Arboit: «Oui. Beaucoup ont hurlé quand l'on a appris que la DGSI faisait appel à Palantir, une société américaine liée à la CIA. Reste que le renseignement français a les moyens de surveiller les réseaux sociaux. La plus grande difficulté réside dans le nombre incalculable d'informations qui y circulent. Il faut résister à l'emballement. Tout ne donne pas lieu à un mouvement social ou à un regroupement. C'est une question de jugeote et de priorité plus que de technique. Il y a peu de chance qu'une discussion entre trois ou quatre personnes sur Facebook qui parlent de bloquer tel ou tel bâtiment mène effectivement à quelque chose. Il est important d'identifier les vraies cibles pouvant présenter un risque, ce qui est difficile concernant les Gilets jaunes. Encore une fois, ce mouvement est né très spontanément et s'est répandu partout comme une traînée de poudre.»
Sputnik France: Le fait que les services de renseignement intérieurs soient occupés avec les Gilets jaunes fait-il augmenter par répercussion la menace terroriste?
Gérald Arboit: «La menace terroriste perpétuelle relève beaucoup d'une narration développée lors de la présidence de Hollande à des fins électorales. Le vrai épisode terroriste que nous avons vécu est celui qui a commencé en janvier 2015 avec Charlie Hebdo et qui va jusqu'à l'attentat du 22 mars 2016 à Bruxelles. Les autres drames, qui ont certes été des actes terroristes au sens légal du terme, semblent avoir été menés par des individus isolés qui ne prenaient pas leurs ordres de Daech*. C'est le cas de l'attentat de Nice. La menace terroriste n'est pas plus élevée que l'année dernière et ce ne sont sûrement pas les Gilets jaunes qui l'augmentent. Certains continueront à surfer sur le danger terroriste, car c'est leur fonds de commerce et une nécessité électorale. En haut lieu, ils savent très bien ce qu'il en est du terrorisme.»
*Organisation terroriste interdite en Russie