Dans une interview accordée à Sputnik le colonel général Boris Gromov, Héros de l'Union soviétique, a expliqué comment on en est arrivé à la décision de retirer les troupes d'Afghanistan il y a 30 ans et comment le retrait s'est déroulé. Il a aussi révélé de quoi des diplomates US discutaient avec lui après le 11 septembre 2001.
Sputnik:Vous vous êtes trouvé en Afghanistan pendant cinq ans et demi. Qu'est-ce qui a été alors le plus difficile pour vous?
Sputnik:Qu'est-ce qui vous a étonné ou choqué à votre arrivée en Afghanistan?
Gromov: J'ai subi le premier choc en février 1980. À l'époque, j'occupais le poste de chef de l'état-major de la 108ème division qui se trouvait dans une banlieue nord de Kaboul avant d'être transféré par la suite à Bagram. Nous avons tenu une conférence de commandants de la division, comme cela se faisait en temps de paix en URSS. À l'issue de la réunion, l'ordre a été donné de regagner les postes de commandement. Une heure plus tard, le rapport est venu qui annonçait que sur la route menant de Kaboul à Bagram, où était déployé un bataillon de sapeurs, un véhicule avait été criblé de balles et un lieutenant-colonel, commandant du bataillon de génie, avait été tué. Non seulement l'officier et son chauffeur ont été tués, mais les agresseurs en ont lacéré les corps, coupé les oreilles, crevé les yeux et profané les cadavres. J'étais là. C'était un choc terrible. Nous avons été éduqués dans une vie pacifique, estimant que cela était impossible, mais il s'est avéré que cela était possible. Tout au long des neuf ans, de telles choses ne cessaient de se répéter.
Sputnik: Et que pouvez-vous dire des simples Afghans?
Gromov: Les Afghans qui ne faisaient partie d'aucun détachement de moudjahidines étaient de très bonnes personnes sincères. Ils vivaient très pauvrement, mais étaient tranquilles, humains et bienveillants envers les gens, y compris envers les Shuravi [soldats soviétiques, ndlr]. Je ne dirais pas qu'ils se jetaient à notre cou, mais ils avaient leur code d'honneur, de comportement. Ils avaient une très bonne attitude à notre égard, envers les Soviétiques, et vice-versa. Nous les avons beaucoup aidés, en construisant ou en fournissant des produits alimentaires.
Gromov: J'ai mangé des galettes afghanes cuites au tandour. Elles sont délicieuses, surtout quand elles sont chaudes.
Sputnik: Avez-vous appris quelques mots en dari ou en pachtou?
Gromov: En effet, j'ai appris quelques mots, mais mieux vaut ne pas les prononcer à haute voix.
Sputnik: Comment avez-vous évalué les chances de succès de l'URSS au début, et comment évoluait votre évaluation au cours de la guerre? Comment avez-vous compris que le problème afghan n'avait pas de résolution militaire?
Gromov: J'ai été en Afghanistan trois fois. Au début, je ne pouvais pas juger de la justesse de la décision adoptée. Un an et demi plus tard quand j'ai connu pratiquement tout l'Afghanistan, ayant parcouru l'ensemble du pays, j'ai compris que le plan envisagé était irréalisable. À l'époque, les États-Unis et l'Otan faisaient tout pour entraîner l'URSS en Afghanistan. Je m'en suis également persuadé au cours de mes rencontres avec le commandant en chef des forces de l'Otan en Afghanistan. Ils ne le cachaient d'ailleurs pas. À mon avis, en décidant d'envoyer des troupes en Afghanistan et de lui accorder une assistance internationale, les dirigeants de l'URSS n'ont sans doute pas tenu compte de tous les éléments, que nous ignorions pour certains. À présent, il est évident pour moi que l'entrée des troupes n'avait pas été bien préparée.
Pendant les deux premières années en Afghanistan, bien des officiers et le commandement de la 40e armée, tout comme le ministère de la Défense, avaient toujours été opposés à l'envoi de troupes. Ils avaient compris qu'il fallait se préparer à se retirer d'Afghanistan. Cela ne causait pas de problème pour la 40e armée. La seule tâche consistait à maintenir le calme en Afghanistan, en évitant l'infiltration de conflits militaires de l'extérieur. Le déploiement de troupes en Afghanistan anticipait sur les actions des Américains, ce qui pourrait être considéré comme l'unique avantage de l'entrée de troupes soviétiques dans ce pays. On aurait pu résoudre autrement cette question, notamment en n'envoyant pas le contingent soviétique de 140.000 militaires, mais se limiter au moins à ces 30.000 militaires qui y avaient déjà été déployés. Cela aurait suffi pour maintenir la stabilité et soutenir les autorités dans les régions essentielles.
Sputnik: Comment la décision de retirer les troupes a-t-elle été adoptée?
Gromov: Dès le début de 1983, le commandement de la 40e armée n'a cessé d'insister sur une décision de retirer les troupes par le biais du ministère de la Défense, de l'ambassade soviétique, par le biais de tous ceux qui adoptaient de telles décisions. Nous avons préparé les documents et les avons envoyés au Politburo sur la Staraïa Plochtchad (Vieille place) à Moscou. On n'a commencé à considérer sérieusement cette question qu'en 1985 quand il est devenu évident que le problème ne pourrait pas être résolu manu militari. Finalement, la décision a été adoptée à Genève, s'agissant des Accords de Genève signés entre l'Afghanistan et le Pakistan. L'URSS et les États-Unis s'en sont porté garants. Le document définissait les délais du retrait des troupes, le début du retrait étant fixé au 14 mai 1988 et l'achèvement du retrait au 15 février 1989. La seule chose qui n'y était pas définie, c'est l'ordre du retrait des troupes, cela étant du ressort de la 40e armée. C'est le commandement de la 40e armée qui a insisté sur le retrait des troupes parce que toutes les tâches qui nous avaient été assignées en Afghanistan ont été accomplies. Nous avons montré à tous, y compris aux Américains, que tant que la 40e armée se trouvait en Afghanistan, il était inutile d'y aller et de faire la guerre à l'URSS. Les Américains n'en parlent d'ailleurs toujours pas. Quoi qu'il en soit, les États-Unis faisaient tout pour que les troupes soviétiques restent le plus longtemps possible en Afghanistan.
Sputnik: Certains estiment que l'URSS a essuyé une défaite dans cette guerre. Qu'en pensez-vous?
Sputnik: S'il vous plaît, racontez-nous plus en détail la préparation au retrait et le retrait lui-même. À quel point le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan a-t-il été compliqué sur les plans technique et tactique?
Gromov: Les Américains faisaient tout pour que le retrait ne se fasse pas ou pour qu'il se fasse avec d'immenses pertes pour nous. Nous nous y préparions sérieusement, en engageant tout ce qui était possible, tant la reconnaissance spatiale que tous les autres types de renseignement de l'époque. Nous savions tout de chaque kilomètre du territoire afghan. Le retrait des troupes s'opérait dans deux directions: l'ouest, le long de la frontière iranienne, et au centre — à travers le sud, le sud-ouest vers Kaboul, à travers Salang vers Termez et Kushka. Nous avons établi et maintenu des liens avec tous les dirigeants de la Coalition des sept de Peshawar [Unité islamique des moudjahidines de l'Afghanistan, ndlr] se trouvant au Pakistan, mais ayant des unités armées sur le territoire afghan. Nous avions un réseau ramifié d'agents parmi eux. Nous avons entretenu une correspondance et tenu nombre de rencontres personnelles. Enfin, achevant la préparation au retrait, nous avons envoyé à tous des lettres avec ma signature, car officiellement j'étais le commandant de la 40e armée, représentant du gouvernement soviétique pour l'Afghanistan. Tout le monde a été prévenu, y compris par écrit. Qui plus est, nous avons envoyé des lettres à ceux [la partie adverse, ndlr] qui les soutenaient au Pakistan. Le retrait s'est déroulé pratiquement sans pertes, bien que difficilement. La position de Chevardnadze compliquait le retrait des troupes. Il exigeait que l'armée ne soit pas retirée dans les délais indiqués dans les Accords de Genève ou de laisser au moins 30.000 militaires en Afghanistan le long de la route Kaboul-Termez pour soutenir l'Afghanistan et l'armée afghane. Nous ne l'avons pas accepté. Il y avait des divergences. À la fin de la première étape du retrait du 15 mai au 15 août 1988, l'ordre est venu de Moscou de mettre fin au retrait, soit une interruption officielle, qui a été notée dans le protocole aux Accords. Juste avant la fin du retrait, lorsque nous avons commencé à évacuer les troupes de Kaboul. Il était très difficile de retirer l'immense quantité de troupes de Kaboul via Salang en l'espace d'un seul mois alors que les «doukhi» [moudjahidines afghans, ndlr] étaient embusqués à droite à gauche.
Gromov: C'était un homme digne, bien qu'il s'agisse de l'un de nos principaux adversaires. Ahmad Shah comprenait tout, et très bien. Les habitants de la vallée du Pandjchir l'aimaient beaucoup. Si Massoud promettait quelque chose, on pouvait être sûr à 100% qu'il tiendrait sa promesse. Je l'ai rencontré une seule fois avant le retrait des troupes. C'était en mai 1988. Avant, on était en correspondance. Nous avons convenu de tout pour que rien d'imprévu n'arrive. Nous avons codé nos lettres pour que personne d'autre ne pusse intervenir en son nom. La dernière fois, nous avons convenu d'un endroit, non loin du déploiement du 177e régiment, avant l'entrée dans les contreforts où commençait justement la partie montagneuse de la route vers Salang. À droite, la route menait au Pandjchir et celle de Kaboul-Salang- Torghundi continuait tout droit. Nous nous y sommes rencontrés sans gardes. Pendant cette rencontre qui n'a duré que cinq minutes, nous avons confirmé toutes les ententes enregistrées. Et après, on nous a joué un mauvais tour. Chevardnadze a exigé qu'avant le retrait des troupes, quand nos deux dernières colonnes devaient traverser Salang, nous portions une frappe puissante contre Ahmad Shah, ce qui a été fait. Et même alors, Massoud n'a pas riposté.
Sputnik:Selon une information, une frappe a été portée sur des gorges vides. Est-ce vrai?
Gromov: La frappe a été portée sur les sites indiqués par Moscou, le GRU. Les cibles étaient exigées par Gorbatchev, ce qui a été dit au ministre de la Défense. Il se peut que les nôtres aient prévenu Ahmad Shah. C'étaient des cibles le long de la route où se trouvaient les gens de Massoud. Près de 90% d'entre eux sont partis. Ils avaient leurs agents, et nous les avons également avertis. Des frappes ont aussi été portées en profondeur, à l'est et à l'ouest de Salang. Des frappes ont également été portées par l'aviation stratégique depuis le territoire de l'URSS. Mais nous avons été catégoriquement contre ces frappes. Nous avons téléphoné à Moscou en disant que la 40e armée n'y participerait pas. En fait, nous avons enfreint la subordination. Nous avons essayé d'expliquer qu'en cas de frappes, les troupes qui se trouvaient à l'entrée du col de Salang ne sortiraient pas d'Afghanistan. Si les moudjahidines avaient riposté, une tragédie serait arrivée.
Sputnik:Qu'avez-vous pensé et dit à la fin du retrait des troupes?
Gromov: Je me suis dit: «Dieu merci, tout est terminé». Je n'avais pas la force de parler. Il y a des mots qu'il vaut mieux ne pas prononcer.
Gromov: Non. J'ai été pratiquement partout en Afghanistan et les souvenirs que j'en garde ne sont pas très agréables.
Sputnik:Les Américains ne vous ont-ils pas demandé des conseils, vu votre expérience en Afghanistan?
Gromov: Évidemment, après les attentats du 11 septembre 2001, le personnel de l'ambassade des États-Unis et de l'Otan s'est adressé à moi. C'était avant l'entrée du contingent américain en Afghanistan. Je leur ai dressé un sombre tableau. J'ai essayé de leur expliquer qu'ils n'y auraient pas la dolce vita, mais en vain. Et voilà qu'ils sont depuis 18 ans déjà en Afghanistan.
Sputnik: Et maintenant, s'adressent-ils à vous, du fait que Donald Trump a annoncé il y a un certain temps le retrait de la moitié du contingent d'Afghanistan?
Gromov: À présent, non. Ils ne pourront pas revivre notre expérience car ils n'ont pas de forces terrestres en Afghanistan. Nous nous étions retirés au sol. S'ils retirent leurs troupes, ils le feront via l'aviation. Au sol, les Afghans ne leur pardonneront pas car ils n'aiment pas les Américains. Donc ils [les USA, ndlr] vont se retirer par les airs, ce qui est très différent.