Comment le Cameroun, pris sous des feux croisés, peut-il s'en sortir?

Alors que le Cameroun fait face à plusieurs conflits internes, Paul Biya a annoncé le lancement d'un «comité national de désarmement, de démobilisation et de réintégration (CNDDR)» des combattants. Joseph Léa Ngoula, analyste des conflits et du terrorisme, examine pour Sputnik la situation sécuritaire dans le pays et les voies de sortie de crise.
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La situation sécuritaire au Cameroun est actuellement très tendue. Alors que le pays subit des attaques persistantes des djihadistes de Boko Haram dans le nord du pays depuis 2014, un autre conflit est en cours depuis plus d'un an entre l'armée régulière et des séparatistes dans les deux régions anglophones du pays. Une autre poche de violences qui menace l'intégrité territoriale de ce pays niché dans une sous-région déjà déchirée par de nombreux conflits.

Pour tenter de sortir de cette crise protéiforme, Paul Biya a annoncé vendredi 30 novembre le lancement d'un «comité national de désarmement, de démobilisation et de réintégration (CNDDR)» pour les combattants des zones en conflit au Cameroun. Joseph Léa Ngoula, analyste politique et géopolitique pour le cabinet Orin Consulting Group, consultant en matière de sécurité, analyse pour Sputnik la situation au Cameroun et les voies de sortie de crise.

Sputnik: Quel regard portez-vous sur la crise des zones anglophones en cours au Cameroun?

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Joseph Léa Ngoula: La situation dans les régions anglophones du Cameroun est devenue aujourd'hui complètement incontrôlable. Ce qui n'était encore qu'une crise sociopolitique à l'automne 2016 s'est mué un an plus tard en un véritable conflit armé, opposant les forces gouvernementales à une multitude de groupes armés, extrêmement diffus et fragmentés, qui se revendiquent de l'Ambazonie, cette république autoproclamée par les anglophones acquis à la cause indépendantiste.
Le nuage de la crise dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest a déchaîné une tempête au bilan humain, économique et social insoutenable. Plus de 200 personnes ont perdu la vie parmi les unités des forces de l'ordre et de défense camerounaises; plus de 500 civils tués; environ cent villages ont été réduits en cendre, jetant des milliers de déplacés internes et de réfugiés dans les départements environnants, la forêt équatoriale et les États nigérians contigus à la frontière camerounaise.

Au drame humain s'adossent des pertes économiques considérables, caractérisées par la disparition de plus 6.000 emplois, 5 milliards de francs CFA de recettes fiscales [environ 7 millions d'euros, ndlr]), 2 milliards de francs CFA de destructions [3 millions d'euros, ndlr] de biens immobiliers et un manque à gagner pour les entreprises de près de 260 milliards de francs CFA [400 millions d'euros, ndlr], selon les estimations du Groupement interpatronal du Cameroun.
L'impact social est tout aussi inquiétant; la crise anglophone ravive les tensions intercommunautaires dans les régions du Nord-ouest et Sud-Ouest. La minorité Bororo paye lourdement les frais de sa collaboration avec les forces gouvernementales. Le pic des enlèvements et des assassinats ciblés contre cette communauté et ses biens a été enregistré entre août et octobre 2018, principalement dans la région du Nord-ouest. La communauté Bakweri, située dans le département du Fako, dans le Sud-ouest, entre aussi dans le viseur des milices séparatistes.
C'est donc un cocktail explosif qui s'est formé sur fond de rupture totale du dialogue entre le gouvernement camerounais et les différentes factions du mouvement anglophone.

Sputnik: Comment comprendre l'enlisement de la situation avec ce bilan effroyable?

Joseph Léa Ngoula: En analysant la trajectoire de la crise, on constate qu'elle a nettement évolué dans sa nature, sa géographie, ses enjeux et ses protagonistes, pour aboutir à l'impasse sécuritaire que l'on observe aujourd'hui.
Rappelons qu'il s'agissait à l'origine d'un mouvement social caractérisé par des revendications corporatistes et sociales qui trouvaient leur fondement dans les politiques d'assimilation culturelle et les pratiques de stigmatisation sociale, de marginalisation économique et de déclassement politique reprochées au gouvernement camerounais depuis des décennies. Après une séquence de négociation politique, qui a débouché sur quelques concessions techniques, le gouvernement a durci sa réponse, se privant par le même effet d'interlocuteurs modérés et laissant un boulevard à une nébuleuse séparatiste, présente dans l'arène politique locale depuis le début des années 80. Les revendications indépendantistes ou restaurationnistes ont très vite supplanté les demandes de fédéralisme portées au départ par le consortium de la société civile anglophone, pionnier de la contestation, aujourd'hui interdit par le gouvernement.

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Aux villes mortes traditionnellement observées le lundi et jeudi se sont greffés de violents affrontements qui témoignaient d'une radicalisation dans les positions des protagonistes. Les exactions imputées à l'armée camerounaise ont envenimé les colères et légitimé l'option violente défendue par l'aile dure du mouvement, incarné par des leaders comme Lucas Cho Ayaba, Ebenezer Akwanga, Tapang Ivo, etc.
De nombreuses milices séparatistes, associées à des bandes armées rompues au grand banditisme et à la contrebande, s'affrontent quasi quotidiennement avec les forces de sécurité camerounaises. Une économie de la terreur s'est formée, coinçant ainsi les civils entre les ripostes disproportionnées de l'armée et la violence aveugle des sécessionnistes.

Paradoxalement, l'intensification des campagnes militaires de l'armée camerounaise s'est accompagnée d'une extension de la portée géographique des activités des milices séparatistes. De cinq arrondissements du Nord-ouest et Sud-ouest en 2017, leur rayon d'action s'est étendu à douze arrondissements en 2018, selon le think tank américain ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project).
Aucune initiative d'envergure n'a été lancée pour désamorcer les tensions et trouver une issue à cette impasse. La réélection contestée de M. Paul Biya en octobre 2018, si elle n'est pas accompagnée de gestes d'ouverture et d'apaisement, pourrait figer la crise au stade où elle se trouve actuellement.

Sputnik: Paul Biya vient de tendre la main aux séparatistes et aux autres combattants des zones en conflit à travers la mise en place d'un comité national de désarmement, de démobilisation et de réintégration (CNDDR). Pour quelle efficacité en ce qui concerne la crise des régions anglophones?

Joseph Léa Ngoula: La CNDDR, créée le 30 novembre 2018, augure certes des perspectives nouvelles pour les régions anglophones, mais n'aura qu'un très faible impact sur la dynamique du conflit à cause des entraves politiques et opérationnelles. En effet, elle intervient à un moment du conflit où le rapport de force militaire est quasi-symétrique sur le théâtre d'opérations et où aucune médiation n'est engagée entre les parties prenantes pour trouver une solution négociée.

Pourtant l'efficacité d'une campagne de désarmement, de démobilisation et de réintégration dépend de la satisfaction de l'une des deux conditions suivantes: soit les forces de défense camerounaises établissent une supériorité militaire doublée d'une asphyxie économique des insurgés, au point où ces derniers n'ont d'autre choix que de capituler ou de mourir au combat. Mais la létalité d'une telle approche pourrait générer des effets boomerang sur le temps long, puisque les dommages collatéraux provoqués par les campagnes militaires feront le nid d'une nouvelle séquence de radicalisation des populations.
Soit les protagonistes parviennent à s'asseoir autour d'une table pour négocier l'arrêt des hostilités et signer un accord de paix qui inclura le calendrier de désarmement, les sites de démobilisation et les modalités d'accompagnement des combattants qui s'engagent à retourner à la vie civile. Mais on en est encore loin pour le moment.

Paul Biya tend la main aux combattants repentis des zones en conflit au Cameroun
Par ailleurs, l'efficacité de la commission dépendra aussi de qui pilotera le volet désarmement? Quel niveau d'implication des partenaires internationaux et des agences onusiennes dans cette opération, qui requiert beaucoup de moyens financiers et une solide expertise? Quel degré d'intégration de la société civile et des populations locales dans ce processus complexe?

Sputnik: Les démarches entreprises par le gouvernement de Yaoundé semblent jusqu'ici inefficaces, au vu de la montée en puissance des violences dans les deux régions anglophones. Pour vous, quelles sont les voies à explorer pour un retour à la paix?

Joseph Léa Ngoula: le gouvernement doit comprendre que la politique de l'autruche et du marteau a créé beaucoup plus de frustrations et de torts qu'elle n'a enrayé les violences dans les régions anglophones. Il est temps d'écouter les propositions alternatives formulées par la société civile, l'opposition politique, les organismes internationaux et l'aile modérée du mouvement anglophone. Ces solutions comprennent des actions sur le court terme qui peuvent contribuer à la désescalade: l'arrêt des poursuites judiciaires contre une partie des prisonniers arrêtés dans le cadre de la répression de la contestation, y compris les leaders comme Mancho Bibixy, Wilfred Tassang et Sisiku Ayuk, qui font désormais partie des icônes de cette contestation; et l'annulation du mandat d'arrêt lancé contre les militants de la cause séparatiste, aujourd'hui condamnés de facto à l'exil politique.

Ce sont des gestes d'apaisement qui peuvent prouver, aux yeux des militants anglophones et des partenaires internationaux qui ont une influence certaine sur ces militants, que le pouvoir veut tourner la page de l'affrontement pour ouvrir celle d'un dialogue sincère, constructif et inclusif. Le gouvernement peut exiger en retour l'arrêt total des attaques des insurgés afin d'amorcer un dialogue qui va se dérouler en deux phases: un premier moment de dialogue qui concerne exclusivement les anglophones, organisé sur le format proposé par le cardinal Tumi, pour recenser les griefs et choisir des porte-parole; un second moment de dialogue national, facilité par un médiateur accepté par toutes les parties, avec une implication personnelle du chef de l'État et d'un leader de l'opposition comme Akere Muna, qui bénéficie d'une caution auprès d'une partie de la diaspora anglophone et de certains partenaires stratégiques du Cameroun.

C'est à travers ce second round de discussion que des solutions concertées pourront être trouvées pour désarmer et dissoudre les groupes armés, planifier le retour des déplacés internes et réfugiés, rétablir une justice transitionnelle, relever l'économie, réhabiliter les infrastructures et concéder une certaine autonomie locale.

Sputnik: Pourquoi l'organisation de la Conférence générale des anglophones initiée par les religieux n'a-t-elle pas abouti jusqu'ici?

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Joseph Léa Ngoula: L'organisation de la Conférence générale anglophone bute devant l'opposition farouche des sécessionnistes et les réticences du pouvoir, qui y voit un moyen pour les anglophones de reprendre la main sur le processus de sortie de crise. Les organisateurs de cette conférence sont aujourd'hui sous le feu des critiques d'une diaspora séparatiste, qui les accuse de rouler pour le pouvoir, et une faction du régime qui les soupçonne de faire le jeu des sécessionnistes. Certaines milices armées menaçaient de perturber la conférence prévue le 21 et 22 novembre derniers, tandis que le pouvoir n'a pas délivré l'autorisation et les garanties de sécurité nécessaires à la tenue d'un tel évènement.

Si les deux camps sont si hostiles à ce processus, c'est parce que les préalables que nous avons listés en amont ne sont pas remplis. Mais il est encore possible de corriger le tir.

Sputnik: Avec la crise anglophone, le Cameroun se retrouve pris entre plusieurs zones de conflits. Quelle analyse faites-vous de ce climat sécuritaire tendu?

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Joseph Léa Ngoula: Le Cameroun est désormais en proie à plusieurs menaces alimentées par l'instabilité de son voisinage et les déficits de son système de gouvernance. De la menace Boko Haram à l'extrême nord au péril séparatiste à l'ouest, en passant par le grand banditisme dans l'Adamaoua et les violences enregistrées sur sa frontière orientale, l'insécurité se dissémine sur l'ensemble du territoire, sur fond d'exclusion économique et administrative des périphéries. Malgré les équilibres ethno-régionaux que le régime tente d'entretenir lors du recrutement des élites, le mécontentement social monte et la légitimité du pouvoir central s'érode devant de nouveaux entrepreneurs politico-identitaires qui proposent des horizons nouveaux à une population abandonnée à elle-même: hier le califat de Boko Haram, aujourd'hui l'Ambazonie des indépendantistes.

Dans le centre du pays, la montée du chômage et la précarisation du travail nourrissent l'insécurité urbaine. On assiste aussi à une exacerbation des tensions interethniques sur fond de joutes politiques. L'instrumentalisation des identités, observée durant le dernier rendez-vous électoral, représente un risque sérieux de troubles généralisés si les propos haineux, l'apologie du tribalisme et les discriminations fondées sur l'ethnie ne sont pas définitivement passibles de sanctions pénales. Dans tous les cas, le nouvel agenda sécuritaire du pouvoir sera de stopper deux dynamiques centrifuges à l'œuvre: le désir d'exil et de repli sur soi.

Sputnik: Quelles sont les conséquences sous-régionales et même régionales de cette crise sécuritaire?

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Joseph Léa Ngoula: L'une des particularités des conflits nouveaux est leur propension à se régionaliser. Autant le Boko Haram camerounais trouve ses racines dans le Borno nigérian, autant les milices séparatistes anglophones ont bénéficié de l'équipement, de la formation et du refuge des indépendantistes implantés à l'ouest du Nigéria. Mais les conséquences régionales des crises qui traversent le Cameroun ne sont pas seulement sécuritaires, elles sont aussi humanitaires. Plus de cinquante mille réfugiés anglophones se trouvent aujourd'hui au Nigéria dans des conditions de vie difficiles.

Cependant, c'est sur le plan politique qu'on pourrait tirer des conséquences positives. Les menaces sécuritaires ont renforcé la coopération Tchad-Cameroun, mais surtout les relations Cameroun-Nigéria, fermant ainsi l'épisode de tensions alimentées par les différends frontaliers. Comme quoi les crises sécuritaires représentent une opportunité pour relancer l'intégration régionale.

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