Le député Aymen Aloui est un habitué de cette rencontre qui se tient chaque mercredi devant le siège du ministère de l'Intérieur pour exiger la vérité sur l'assassinat, en 2013, de deux figures de la gauche tunisienne. Dans sa bouche, le lien entre ces meurtres, l'attentat perpétré la veille à quelques pas de leur rassemblement et les dernières accusations touchant les islamistes d'Ennahda, est tout trouvé.
«Aujourd'hui, c'est la manifestation hebdomadaire numéro 299 pour révéler la vérité au sujet de l'assassinat des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Elle intervient dans un contexte exceptionnel, alors que le terrorisme menace encore notre pays, ainsi que le démontre le dernier attentat.
Révéler toute la vérité sur le terrorisme, comment il est entré dans notre pays, s'y est implanté, passe aussi par le dévoilement de tous les dossiers du terrorisme et en premier lieu l'assassinat des deux martyrs, mais aussi ce qu'a révélé, le Comité de défense des martyrs, concernant l'appareil secret du mouvement Ennahda…»
En quoi consistent les accusations?
Pendant une heure, les organisateurs se sont attelés à présenter leurs «preuves» sur «les activités parallèles» d'Ennahda: des écoutes sur des personnalités, des tentatives d'infiltration d'institutions étatiques, des plans d'exfiltration de terroristes, des actes d'espionnage contre des fonctionnaires d'État, voire des ambassades étrangères, des documents contenant des informations sur des juges, des journalistes, des hommes d'affaires, des militaires ou des activistes, sans compter de nombreux gadgets sécuritaires saisis par la justice… Le tout tournant autour d'un seul homme: Mustapha Khedher, aujourd'hui en prison. Ex-militaire impliqué en 1991 dans une tentative de coup d'État contre Ben Ali (connue sous le nom de l'affaire de Barraket Essahel), Khedher a passé quatre ans en prison, avant d'être élargi.
Après la révolution, il aurait été un temps chargé du courrier personnel d'Ali Larayedh, ministre de l'Intérieur d'Ennahda (2011-2013). En 2015, il est condamné à huit ans de prison entre autres, pour «soustraction de papiers et objets contenus dans les archives et remis à un agent de l'autorité publique». Se procurer illégalement de tels documents était, selon le comité, au cœur de ses activités d'espionnage au profit d'Ennahda. Le dossier de l'accusation, devant la Chambre criminelle de Tunis, n'avait pas permis de mettre en évidence, à travers ces activités, l'existence d'un quelconque groupe criminel. Le lien avec Ennahda était encore moins évident.
Pourtant, c'est autour de ce point précis que se structurait toute l'accusation du comité, début octobre. À l'appui de leurs allégations, des contacts fréquents de Khedher avec des cadres d'Ennahda. La liste comprend l'ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri (2011-2013) et jusqu'au président du parti, Rached Ghannouchi.
L'organisation secrète d'Ennahda, une vérité historique
L'histoire de l'appareil parallèle d'Ennahda ne date pas de 2018. Pas plus qu'elle ne se limite au mouvement islamiste tunisien, puisqu'elle constitue une constante chez toutes les organisations islamistes pendant leurs années de clandestinité.
«Il y avait bien un phénomène de mimétisme du modèle hérité des Frères Musulmans qui avait inspiré le Mouvement de la Tendance Islamique (MTI-ancien nom d'Ennahda). Or, il se trouve justement que les Frères Musulmans disposaient bien d'un appareil sécuritaire, qui constituait même l'un de leurs fondements organisationnels. Ce qui justifiait également chez les islamistes tunisiens la création de ce petit noyau sécuritaire-militaire était le danger qu'ils voyaient venir de la part du pouvoir de Bourguiba», explique à Sputnik Ahmed Nadhif, auteur en 2017, de «Groupe sécuritaire, l'appareil spécial du mouvement islamiste en Tunisie et le coup d'Etat de 1987».
Parallèlement, ils approchaient des officiers qui trahissaient une quelconque religiosité, pour essayer de les retourner. Au bout de quelques années, ils ont pu ainsi disposer d'une véritable organisation militaro-sécuritaire, doublée d'un service de renseignements, agissant au cœur des institutions sécuritaires de l'État», témoigne, de son côté, Ahmed Manai, président de l'Institut Tunisien des Relations Internationales (ITRI) et auteur de «Supplice tunisien, le jardin secret du général Ben Ali».
Ces manœuvres devaient se mettre par la suite au service d'un objectif plus précis: la prise du pouvoir ou, du moins, le dépôt de Bourguiba, le 8 novembre 1987. Mis au fait de leurs intentions, le Premier ministre Zine El Abidine Ben Ali décida de les devancer. Le 7 novembre, les Tunisiens se réveillaient au son d'un discours radiophonique annonçant la destitution du Leader suprême, victime de sa sénilité. L'empêchement absolu fut prononcé en vertu de l'article 57 de la Constitution, qui transfère les pouvoirs au Premier ministre. Une semaine plus tard, 73 islamistes furent arrêtés, soupçonnés de tentative de putsch, et traduits devant une Cour spéciale. Parmi eux, des soldats, policiers, douaniers et gendarmes.
Après 2011, l'appareil sécuritaire est une assertion politique
Autant l'existence historique de cet appareil parallèle est communément admise, comme «une vérité ne souffrant aucun démenti», selon l'expression de Nadhif, autant elle est loin de faire l'unanimité aujourd'hui. C'est que la clandestinité paraît sans objet, voire inconciliable avec la nouvelle mouture d'Ennahda, reconnue officiellement au lendemain de la Révolution, partie intégrante du paysage politique et du pouvoir tunisien depuis 2011. Pourtant, «dût-il être élu à l'unanimité, Président de la République, Rached Ghannouchi continuerait de mettre en place une structure parallèle secrète. C'est dans sa mentalité, son ADN», s'obstine Ahmed Manaï.
La question de la sincérité du changement d'Ennahda est souvent pointée par ses adversaires des partis politiques «laïcs», qui considèrent leur propre vocation démocratique au-dessus de tout soupçon. Alors des positions politiques, des déclarations ambivalentes, des lapsus et autres indices sont souvent épinglés ou exhumés pour mettre à mal la sincérité du coming-out islamiste. Comme cette vidéo où l'on voit Ghannouchi calmant le zèle de salafistes venus à sa rencontre, peu après la Révolution, en leur conseillant de faire profil bas pour que le changement s'effectue de l'intérieur. Le 9 avril 2012, une manifestation célébrant la fête des martyrs de 1938 fut sévèrement réprimée par les forces de l'ordre… et des miliciens accusés d'être proches d'Ennahda. Les mêmes qui se seraient attaqués, le 4 décembre 2012, à des militants de la Centrale syndicale UGTT, qui s'empressa de pointer Ennahda du doigt, lequel récusa des «accusations sans fondement».
Enfin, un mois après l'assassinat de Chokri Belaïd, le site Nawaat affirmait, à l'appui d'une enquête journalistique, l'existence d'une cellule d'activistes proche d'Ennahda opérant au sein de l'aéroport de Tunis et qui aurait été impliquée dans des activités plus que douteuses. Entre autres, des facilités d'entrée accordées à des personnes sur lesquelles pesaient des restrictions en raison de leurs activités radicales.
Le silence assourdissant des commissions d'enquête mises en place après chacun de ces incidents conforta une partie de l'opinion publique dans leurs craintes… et fantasmes. Le mythe d'une secte jouant sur plusieurs tableaux et prêchant un double discours, instrumentalisant le jeu démocratique pour mettre en place, le moment venu, un «État islamique», appliquant «la charia»… Pourtant,
«Je n'ai pas d'éléments suffisants pour affirmer qu'Ennahda a gardé un appareil "sécuritaire" parallèle après le 14 janvier. Cela dit, les documents publiés par le comité de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi indiquent la présence d'une activité sécuritaire chez certains de ses leaders. Après, en mettant cela en perspective avec ce qu'a connu le pays quand Ennahda était au pouvoir (2011-2014), la bataille pour la conquête du ministère de l'Intérieur et l'apparition de corps sécuritaires parallèles, parfois sous forme de milices (Ligues de défense de la Révolution), cela pourrait accréditer la thèse qu'Ennahda, ou du moins une certaine tendance au sein du mouvement, était en train de reconstruire une sorte d'appareil parallèle», précise Ahmed Nadhif.
La thèse est plausible si on considère que ces différents indices, tout comme les faits pour lesquels a été condamné Mustapha Khedher, remontent à une période de «flottement», qui ne prit officiellement fin qu'avec le virage de 2016. Le Xe congrès d'Ennahda a entrepris une séparation entre le politique et le religieux, préférant désormais se présenter comme un parti «à référent islamique», sans plus. La reconstruction du réseau parallèle était-elle alors imputable à des figures historiques ou à une hypothétique aile dure, encore réfractaires au virage démocratique et civil, et rattrapés par les vieux réflexes de la clandestinité? Pour Ahmed Manaï, qui croit à l'existence d'une structure parallèle opérante, il s'agirait davantage d'une entreprise insufflée au plus haut niveau, mais qui ne s'apparente pas non plus à une véritable structure sur le plan organisationnel.
«Il s'agit d'infiltrations d'éléments, de fonctionnaires, dans les rouages de l'État, dont l'allégeance n'est pas à leur pays, mais à Ennahda, et plus précisément à Rached Ghannouchi. On les retrouve un peu partout, dans le ministère de l'Intérieur comme dans la douane, ou d'autres ministères techniques, mais non moins sensibles. C'est un circuit qui lui permet d'avoir des informations de première main, de faire exécuter un certain nombre de missions, etc.», affirme Ahmed Manaï.
Même si «vu l'historique, mais aussi la puissance d'Ennahda, ce jeu d'allégeance est particulièrement dangereux», il ne diffère pas de ce qui pourrait être pratiqué par d'autres forces politiques. À ce titre, l'appareil sécuritaire d'Ennahda ne serait qu'une structure parallèle parmi tant d'autres.
L'oppportunité politique des révélations
Interrogé sur les affirmations du Comité de défense et du Front populaire, Noureddine Bhiri, président du groupe parlementaire Ennahda, a soulevé l'exception de procédure en se posant la question de l'origine des documents.
«Soit que l'avocat du condamné leur a délivré les documents, (…) et là, il y a clairement une grave infraction. Soit qu'ils se les sont procurés par le biais du ministère de l'Intérieur ou de la Justice, et là on parle d'infiltration. soit que ces documents sont faux (…) Dans tous les cas, il s'agit de faits au sujet desquels la justice ferait bien d'enquêter», a contre-attaqué Bhiri, évoquant même l'hypothèse que le Front populaire soit doté, lui-même, d'une structure secrète, avant de nier en bloc les accusations contre son parti.
La question de l'opportunité de ces révélations dans ce contexte particulier a également été soulevée par Bhiri, qui a rappelé que le dossier de Mustapha Khedher était définitivement clos depuis le 1er novembre 2016, date de confirmation de sa peine par la Cour d'appel de Tunis. Plus particulièrement, ce contexte est caractérisé par une «course au démarquage» des islamistes d'Ennahda, à un an de la Présidentielle.
Depuis 2011, année du soulèvement populaire contre le pouvoir de Zine El Abidine Ben Ali, aucun rendez-vous électoral n'a été convenu avec les électeurs sur la base de programmes politiques. La dichotomie islam politique/sécularisation a phagocyté le débat public et suffi, à elle seule, à emporter l'adhésion de la plupart des électeurs. Quitte à ce que les slogans soient, dans l'un et l'autre cas, des coquilles vides.
Au printemps 2018, le parti Nidaa Tounes a proclamé la fin du consensus qui le liait au parti islamiste depuis le début de l'année 2015. Le 24 septembre dernier, le Président Béji Caïd-Essebsi, affirmait, que les islamistes l'avaient lâché… à la grande surprise d'Ennahda qui se disait toujours lié par le consensus avec le Chef de l'État. Dans l'optique de 2019, récuser «l'infâme» consensus permettrait de renouer avec les voix hostiles à Ennahda en sollicitant, encore une fois, le vote utile.
Le Front Populaire, troisième force du pays, adversaire historique d'Ennahda, pourrait se voir privé de son atout maître par tous ceux fraîchement convertis à «l'anti-nahdaouisme». Sur la forme et sans même statuer sur le fond, ses révélations sur l'organisation parallèle d'Ennahda lui permettraient de se repositionner comme acteur historique et central de l'opposition à Ennahda et de pallier ainsi le risque de marginalisation.