De boum à pschitt, retour sur une attaque terroriste au cœur de la capitale tunisienne

Le bilan ne fait pas état de morts, mais la frappe se voulait symbolique. Au-delà des capacités préventives des forces de sécurité qu’il questionne, l’attentat de Tunis survient à un moment de crispation politique, à un an de la présidentielle. Une tension qui n’est pas sans lien avec cette attaque, accuse le Président tunisien.
Sputnik

Sous les yeux de Habib Bourguiba, «libérateur de la femme», dont la statue équestre domine l'avenue éponyme, une femme se fait exploser. La symbolique est forte, pour peu qu'on l'ait cherchée.

Mais les médias tunisiens parlaient, en cette fin après-midi de lundi 29 octobre, d'un attentat «raté». Le Chef du gouvernement aussi, en rendant visite aux blessés. Si le nombre de morts pouvait servir de quelque indicateur, cette vision a de quoi convaincre. Selon le dernier bilan communiqué par le ministère de l'Intérieur, la décharge n'a fait «que» 20 blessés, dont cinq civils. La terroriste, une jeune femme de 30 ans, a approché un point de contrôle, en face du théâtre municipal, avant d'actionner sa charge. Très artisanale, visiblement, vu son corps intact, sauf au niveau de l'abdomen, déchiqueté. La photo a été partagée en masse par les premiers témoins de la scène. Avant que tout ne soit verrouillé, encerclé. À commencer par les accès à l'avenue, qui ont été immédiatement bloqués.

«Il y avait une manifestation, juste à côté du Théâtre municipal, et beaucoup de policiers. Une femme s'est approchée d'eux et s'est fait exploser. Il y a eu beaucoup de blessés. J'étais juste à côté, et ai accouru vers le lieu de l'explosion dès qu'elle a eu lieu. Il y avait un état de panique général» a déclaré à Sputnik, Abdelaziz, employé dans un café de l'avenue Bourguiba.

Explosion à Tunis: le résultat de la «négligence» de la part des autorités?
Plusieurs dizaines de policiers, en civil ou en uniforme, investissent rapidement les lieux. La police technique, un laboratoire mobile, les talonnent sur le lieu même de l'explosion, entouré de rubans jaunes portant la mention, en anglais, «crime scene do not cross». De l'importation, ou un quelconque don de matériel de sécurité, sans doute. Quelques ambulances portaient déjà secours aux blessés, alors que les barricades achevaient d'être dressées.

À peine une heure après l'attentat, la vie a repris ses droits avenue Habib Bourguiba, à proximité des lieux de la déflagration.

Seuls les véhicules du ministère de l'Intérieur, dont le siège est à quelques dizaines de mètres, patrouillaient librement. Les journalistes sont tenus à l'écart, priés de quitter les lieux, puis, après d'âpres négociations, de se maintenir à quelque 100 mètres de la scène. Un suspect est arrêté. Un deuxième, quelques minutes plus tard, de façon très musclée. Des tensions éclatent entre journalistes et policiers, très nerveux, alors que les premiers essaient de franchir les lignes qui leur avaient été fixées. Tout rappelle l'ambiance qui prévalait trois ans plus tôt, à côté de ce même site, suite à l'attaque d'un bus de la garde présidentielle. Moins meurtrier, novembre a néanmoins pris de l'avance cette année.

La terroriste, Mona Qobla, est inconnue des services de sécurité. Pis, sa radicalisation était ignorée jusque par sa famille, arrêtée peu après l'attentat, d'après la radio Mosaïque FM. Le profil, en outre, est plutôt atypique. Diplômée en «anglais des affaires», Qobla était sans travail et gardait des moutons dans son village natal de Zarda, situé à plus de 200 kilomètres de Tunis. Pendant un an et demi, elle est restée recluse au village, qu'elle n'a quitté que samedi dernier pour gagner la capitale. L'hypothèse d'une radicalisation à distance, de «la bergère diplômée» est fortement privilégiée.

La femme qui s'est fait exploser à Tunis serait liée à Daech
Au-delà de son trentième anniversaire (le 1er novembre) que Mona Qobla aura voulu célébrer en grande «pompe», l'attentat du 29 octobre rappelle que la capitale n'est pas à l'abri, comme elle l'était depuis le 25 novembre 2015. Ce jour-là, un bus de la garde présidentielle fut pris pour cible par un kamikaze. Bilan: 12 morts et un blessé, dans cette attaque revendiquée par l'organisation terroriste Daech. Depuis, l'état d'urgence est décrété et sans cesse prolongé; la reprise en main de la situation sécuritaire a néanmoins permis la sécurisation des villes. Le terrorisme était réduit à ne frapper que sporadiquement quelques zones reculées, notamment sur les frontières algériennes.

«Il s'agit bien d'une opération amateur, artisanale et ratée. Son modus operandi renseigne sur les réussites sécuritaires qui empêche, désormais, toute opération d'envergure d'éclore. D'ailleurs, si les terroristes commencent à puiser dans leurs éléments féminins, c'est que leur réserve en hommes est quasi-épuisée.
C'est ensuite une opération ratée, parce que l'objectif poursuivi par tout attentat est de terroriser les forces de sécurité et les citoyens. Or, le moral est au top pour les premiers, malgré les quelques blessures. Quant aux seconds, force est de constater que la vie a repris son cours à l'avenue Habib Bourguiba quelques heures seulement après l'attentat», a déclaré à Sputnik le colonel-major Walid Hakima, porte-parole de la Direction générale de la sécurité nationale.

De fait, sitôt le premier choc passé, les Tunisiens s'adonnent, sur les réseaux sociaux, au troll antiterroriste. Particulièrement gore, par moments. Les photos du corps de la terroriste sont partagées en masse, avec des commentaires ruisselants d'humour noir, notamment sur ses sous-vêtements qui ont résisté à la déflagration. «L'opération est revendiquée par le groupe terroriste Victoria Secret», ricanent quelques-uns.

Sur Facebook, une page d'événement, avec des milliers d'adhésions, a été créée pour «célébrer» l'anniversaire de la terroriste, le premier novembre, avenue Bourguiba. Tenue exigée, «de la lingerie fine», mais «ne vous rincez pas trop les yeux, autrement ça risque de vous exploser à la gueule». Des réactions qui dénotent un mécanisme de défense collectif, à la faveur d'une situation d'exaspération générale qui s'enlise, note l'historien tunisien Abdejlil Bouguerra.

«Les Tunisiens se sont habitués au terrorisme, il y a, dès lors, une forme de banalisation depuis la toute première confrontation avec les terroristes au printemps 2011. Il y a eu, depuis, plusieurs attentats. Certains ont été spectaculaires, comme l'attaque contre un hôtel dans la ville côtière de Sousse, à l'été 2015, et qui a coûté la vie à une trentaine de touristes. Il y a eu aussi de nombreuses attaques meurtrières contre des soldats ou des bergers, qui ont ému l'opinion publique.

Une femme s'est fait exploser dans le centre-ville de Tunis (images)
Cette fois-ci, en revanche, il n'y a pas eu de victimes. Il y a donc une forme de soulagement, qui s'est traduit par cette avalanche de blagues. D'autant plus que la plupart des Tunisiens sont préoccupés par des soucis quotidiens, comme la cherté de la vie, ce qui fait que tout devient une bonne occasion pour rigoler et résister, d'une certaine façon.
Notons, aussi, qu'au niveau de la scène politique, les Tunisiens ne se reconnaissent dans aucun discours. Il y a un manque de crédibilité, puisque les divers responsables cherchent tous à récupérer l'événement à des fins politiciennes», analyse l'historien tunisien Abdejlil Bouguerra dans une déclaration à Sputnik.

C'est que cet attentat sanctionne, surtout, un climat politique délétère, marqué par l'échange d'invectives et d'accusations au sujet de l'actuelle crise politique et économique, mais aussi, du bilan gouvernemental. Pour le Président de la République, Béji Caïd Essebsi, la résurgence du terrorisme est à corréler à cette atmosphère politique «néfaste».

«On est préoccupé par qui restera au pouvoir et qui va le quitter, par les manœuvres de tel ou tel parti politique. Ce ne sont pas là les vrais problèmes de la Tunisie […] Ce qu'on vit là nous détourne, quelque part, du plus important. Parce qu'il y a ce qui est important et ce qui est essentiel. Et ce qui est essentiel, c'est que les Tunisiens soient bien, et que les politiques suivies répondent à leurs besoins légitimes», a déclaré le Président tunisien Béji Caïd Essebsi, depuis Berlin où il s'est rendu en visite officielle.

Ce contexte politique a un nom, la lutte pour la succession de Béji Caïd Essebsi, qui d'ailleurs n'a pas encore renoncé à se représenter à la Présidentielle de 2019. Plus particulièrement, ce contexte est caractérisé par une «course au démarquage» des islamistes d'Ennahdha, qui se mettent, de leur côté, en ordre de bataille.

Depuis 2011, année du soulèvement populaire contre le pouvoir de Zine El Abidine Ben Ali, aucun rendez-vous électoral n'a été convenu avec les électeurs sur la base de programmes politiques. La dichotomie islam politique/anti-islam politique a phagocyté le débat public et a suffi à emporter l'adhésion de la plupart des électeurs. Quitte à ce que les slogans soient, dans l'un et l'autre cas, des coquilles vides.

Quand ils boudaient le troll antiterroriste, les internautes «politisés» étaient divisés au sujet du timing de l'attentat. Une «tentative de diversion», alors que le parti islamiste doit répondre de graves accusations, dirigées par une partie de la classe politique et civile, sur une forme d'«implication» dans l'assassinat, en 2013, de deux figures de la gauche tunisienne, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi? Les tenants de cette thèse citaient, à volonté, lundi soir, l'assertion «prophétique» du premier, assassiné en bas de chez lui, en février 2013: «à chaque fois que l'étau se resserre autour d'eux [les islamistes, ndlr], ils ont recours à la violence».

«À chaque fois que l'étau se resserre autour d'eux, ils laissent libre cours au terrorisme», feu Chokri Balaïd»

Foutaise, clame-t-on, de l'autre côté, rappelant qu'Ennahdha n'a d'islamisme que l'histoire, qu'elle a renoncé à la clandestinité depuis 1995 pour s'inscrire dans l'action politique civile et démocratique. Un cheminement qui a abouti, lors de son congrès de 2016, à troquer la soutane austère contre une veste blazer, en attendant, peut-être, le nœud papillon.

Mais les nombreuses concessions octroyées dans cette quête de respectabilité internationale ont été au prix de la perte d'une partie conséquente du réservoir électoral ultra. Pas question, dès lors, de franchir de nouvelles lignes rouges en adoptant telle quelle la réforme voulue par le Chef de l'État, Béji Caïd Essebsi, sur l'égalité hommes-femmes en matière d'héritage. Une continuité de l'œuvre de Bourguiba, expliquait-on alors à la Présidence.

Sous les yeux du «Combattant Surprême», la bergère déshéritée, Mona Qobla, faisait peut-être entendre sa voix dissonante. Pas sûr qu'un jeune berger blessé par une mine artisanale, le jour même, à Jelma, dans l'arrière-pays, soit solidaire de son «combat».

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