La rencontre furtive, mais pourtant controversée du chef du gouvernement marocain avec une délégation kosovare n'est pas vraiment tombée à point nommé. Elle est intervenue deux semaines après un gentlemen agreement, conclu à Belgrade, entre le chef de la diplomatie marocaine et le Président serbe. Chacun de leur côté, Nasser Bourita et Aleksandar Vučić ont réaffirmé à cette occasion leur engagement à ne pas remuer les plaies sécessionnistes. La République du Kosovo, dans un cas, la République arabe sahraouie démocratique (RASD) dans l'autre. Dès lors,
«Par ce faux pas, le chef du gouvernement marocain, Sâadeddine El Othmani, crée une situation de confusion qui risque de mettre à mal la position marocaine, au regard du dossier du Sahara», regrette dans une déclaration à Sputnik Samir Bennis, analyste marocain et ancien conseiller politique à l'ONU.
Rappel des faits: le 25 septembre, et en marge de la 73e session de l'Assemblée générale des Nations unies, El Othmani évoque, sur son compte Twitter, une rencontre impromptue, presque contre son gré, avec un «Monsieur du Kosovo» qui lui a «imposé» une discussion sur les relations entre les deux pays. Sauf que la partie kosovare s'est félicitée, entre-temps, d'une «discussion fructueuse» avec l'officiel marocain. La photo publiée sur son compte Twitter par Behgjet Pacolli, le fameux «Monsieur du Kosovo», qui n'est autre que son chef de la diplomatie et son ancien Président, ne semble en effet pas donner raison à la version du chef du gouvernement marocain.
La minorité albanaise en Serbie, qui se concentrait dans la province du Kosovo, avait engagé à la fin des années 90 une lutte armée pour obtenir son indépendance. Alors que l'armée serbe poursuivait ses opérations, et que des exactions ont été enregistrées de part et d'autre, l'OTAN est intervenue en 1999, du côté des séparatistes albanais, prenant prétexte du massacre, controversé, du village de Rachak. En 2004, une offensive de la majorité albanaise du Kosovo contre la minorité serbe dans cette province poussa ces derniers à l'exode et provoqua la destruction de nombreux monuments historiques et culturels serbes.
Aujourd'hui, encore, le statut du Kosovo divise encore la communauté internationale. Si une majorité d'États reconnaissent ce pays, son admission à l'ONU prévoit un passage par la case obligatoire «Conseil de sécurité». Or, ni la Chine ni la Russie, membres permanents du Conseil de sécurité, ne sont disposées, actuellement, à reconnaître l'indépendance du Kosovo de la Serbie. Et pour cause, après une OPA «otanesque» en Europe de l'Est, et notamment les Balkans, et des «bases militaires toujours plus près des frontières russes», la Serbie demeure un des rares alliés fiables de Moscou dans la région.
«La Russie soutient la Serbie qui est, depuis la désintégration de la Yougoslavie, le seul pré-carré russe dans les Balkans. Le Maroc a besoin du soutien russe au Conseil de Sécurité. Or, on ne peut prétendre à une neutralité positive de la Russie et en même temps faire un faux pas en s'affichant avec ce pays [le Kosovo, ndlr] qui n'est pas reconnu par la Russie», explique Bennis.
Cette «neutralité positive de la Russie» dans le dossier sahraoui, le Maroc, habituellement soutenu par Paris et Washington, en a besoin pour deux séries de raisons. La nomination, en mars dernier, du néoconservateur John Bolton au poste de conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche n'est pas pour rassurer Rabat sur le soutien indéfectible, jusque-là, des Américains. Ancien ambassadeur à l'ONU entre 2005 et 2006, Bolton est réputé pour avoir des positions se démarquant quelque peu de la ligne observée par Rabat sur le dossier saharien. D'un autre côté, si la Russie «essaie toujours d'avoir une position neutre», sur ce dossier, force est de constater, d'après Bennis, qu'elle «tend plus du côté algérien que marocain».
«Avec l'abstention russe lors du vote de la résolution 2414 sur le renouvellement du mandat de la mission onusienne au Sahara, on sait que le Maroc n'a toujours pas réussi à réaliser une percée au sein de la diplomatie russe. D'ailleurs, quoi que le Maroc fasse en ce moment, il ne peut faire le poids avec l'Algérie [principal soutien du Polisario, ndlr] que des relations militaires, depuis des décennies, lient à la Russie. L'Algérie est l'un des clients majeurs de l'appareil militaire russe et le Maroc ne peut pas faire le poids. Or, s'il ne peut compter sur le soutien ferme de la Russie, ce que Rabat peut faire, pour l'instant, c'est d'essayer de la neutraliser», a plaidé Samir Bennis.
C'est dans cette perspective qu'il convient de lire le récent rapprochement opéré, il y a quelques années, entre Rabat et Moscou à travers la signature de nombreux accords de coopération. Parallèlement, et toujours dans la même démarche de séduction, Rabat a toujours pu faire jouer la carte de l'intégrité territoriale, puisque «le Maroc et la Russie sont fermement attachés à l'intégrité territoriale des pays membres des Nations unies. Or, le Kosovo est une entité sécessionniste, tout comme le Polisario», rappelle Samir Bennis. C'est justement cette stratégie, intéressante pour la position marocaine, qu'a quelque peu brouillée la rencontre du 25 septembre.
Cette «maladresse» d'El Othmani n'a d'ailleurs pas manqué d'être épinglée dans les médias et les réseaux sociaux. Au Parlement marocain, Abdellatif Ouahbi, député de l'opposition, a même adressé une question orale au ministre marocain des Affaires étrangères: «à l'heure où Sa Majesté n'a de cesse d'appeler le gouvernement et le Parlement à exercer une diplomatie harmonieuse et efficace pour approfondir et renforcer nos relations avec tous les pays du Monde et prendre une distance avec tout ce qui peut susciter les problèmes, les divisions communautaires et géographiques avec ces pays, l'opinion publique marocaine a été choquée par la photo de M. le chef du gouvernement avec le ministre des Affaires étrangères du Kosovo en marge de la 73e session de l'Assemblée générale des Nations unies».
Une réaction «justifiée», pour Samir Bennis. D'autant plus qu'en évoquant dans son tweet, une participation de la délégation kosovare aux travaux de l'AG de l'ONU, El Othmani semblait ignorer que le Kosovo n'était pas membre de l'ONU, et qu'à ce titre, il ne pouvait prendre part à ces travaux.
«Un Premier ministre, c'est celui qui donne le ton des positions diplomatiques de son pays. Il devait être au courant que le Kosovo n'est pas membre de l'ONU, et qu'à ce titre, il ne pouvait participer à l'AG. Il devait être au courant, aussi, que le Kosovo n'est pas reconnu par la Russie ni par la Serbie. Il devait éviter une rencontre pareille. On ne peut pas être à l'ONU, dans une semaine où tous les chefs États et de gouvernements se rencontrent et faire un faux pas pareil. Cela s'appelle de l'amateurisme! On ne peut pas prétendre être un politicien chevronné, représenter le Roi et le pays, avoir un problème aussi épineux que celui du Sahara et faire une erreur pareille», a regretté Bennis, par ailleurs, cofondateur du site Morocco World News.
D'après le média marocain, Hespress, le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, a rectifié le tir en clarifiant la position marocaine auprès des partenaires serbes. Reste à connaître l'argument qu'a sorti Bourita de son chapeau diplomatique. S'est-il rabattu sur le prétexte passe-partout d'une rencontre «sortie de son contexte», ou s'est-il simplement excusé de l'amateurisme de son chef?
«Bourita corrige l'erreur diplomatique envers la Serbie»