Bassora: 12 manifestants tués par les forces de l'ordre irakiennes le 10 septembre. Une escalade dans ces manifestations qui rassemblent des dizaines de milliers de personnes contre le gouvernement du Premier ministre Al-Badadi, l'accusant de ne pas redistribuer la manne de l'or noir.
Focus sur cette région, dont la situation illustre la crise institutionnelle et politique en Irak, par Pierre Piccinin da Prata, rédacteur en chef du Courrier du Maghreb et de l'Orient.
Sputnik France:Avant d'évoquer plus en détail l'aspect politique des choses, comment présentez-vous ces manifestations? Sont-elles que d'ordre social? Ou y a-t-il plus?
Pierre Piccinin da Prata: «Ces manifestations sont tout à fait d'ordre social, socio-économique. On est face à une population qui est très jeune. En Irak, aujourd'hui, près de 60% de la population ont moins de 30 ans et, dans cette population parmi les actifs, 20 à 30% sont sans emploi.
En effet, la région de Bassora est une région essentiellement agricole, mais de moins en moins, basée sur des rizières qui sont extrêmement exigeantes en eau. Or, l'Irak aujourd'hui dispose d'environ 30 milliards de mètres cubes d'eau, alors qu'il lui en faudrait 50 milliards.
On est donc très loin du compte, de plus en plus de villages sont abandonnés, les paysans se réfugient dans les banlieues des grandes villes, où ils ne trouvent pas d'emploi et donc cette désertification des campagnes amène aussi l'obligation d'importer du riz de l'étranger —puisque c'est la base de l'alimentation en Irak- et on en trouve de moins en moins vu la désertification des rizières.
Sputnik France: Le 2 septembre, une coalition s'était formée en Irak, réunissant le Premier ministre sortant, Al-Abadi, et le leader nationaliste chiite Moqtada Sadr. Mais depuis l'aggravation de la crise à Bassora, Moqtada Sadr s'éloigne d'Al-Abadi. Comment analysez-vous ce climat politique?
Pierre Piccinin da Prata: «Je pense qu'il ne faut pas analyser la rupture entre les deux hommes dans le cadre des relations irano-irakiennes, mais bien dans le contexte sociopolitique irakien actuel: la crise est sérieuse, Al-Abadi est accusé par une large base populaire d'en être le responsable, et il était de bonne guerre de la part de Moqtada Sadr de prendre ses distances. […]
La communauté chiite d'Irak est particulièrement divisée, en deux camps principalement: celui d'Al-Abadi et des pro-Iraniens et puis celui de Moqtada Sadr, qui lui est un nationaliste irakien, partisan d'un chiisme arabe, très distant de l'influence iranienne.
Donc on a finalement ces deux tendances: la tendance d'Al-Abadi et de ses partisans soutenus par l'Iran, qui a d'ailleurs envoyé des milices iraniennes chiites à leur secours du temps de la lutte contre l'État islamique —mais ces milices sont toujours là- et puis Moqtada Sadr, qui incarne le nationalisme irakien, lui est soutenu par ailleurs par la plus haute autorité chiite d'Irak, l'ayatollah Sistani, qui a encouragé ses manifestations de Bassora contre le gouvernement d'Al-Abadi.
Et son rapprochement avec ce qu'on appelle le "bloc pro-Iran" (qui est ainsi défini parce qu'il se compose pour l'essentiel d'anciens miliciens chiites qui ont combattu l'EI avec l'aide financière et logistique de l'Iran) ne signifie certainement pas que Moqtada Sadr renonce à son idéologie et à un chiisme arabe nationaliste irakien. C'est une perspective d'alliance très fragile, et de circonstance, liée à un phénomène de politique intérieure qui, pour sérieux qu'il soit, se dissipera tôt au tard.»
Sputnik France: Qu'est-ce que cette crise de Bassora et cette discorde politique signifient pour les relations entre l'Irak et l'Iran, notamment depuis l'attaque de la représentation diplomatique de l'Iran par des manifestants?
Ou est-ce que simplement, la rupture de l'alliance entre Moqtada Sadr et Al-Abadi n'est-elle pas simplement de la politique interne irakienne et le moyen pour Moqtada Sadr de prendre ses distances avec Al-Abadi, de lui faire porter le chapeau de la crise et de gagner des points pour d'éventuelles futures élections anticipées? C'est très difficile de savoir ce qu'il se passe à l'intérieur du chiisme irakien, parce qu'il faut quand même reconnaître que l'Iran a pesé très lourd contre l'État islamique en Irak et que la plupart des chiites le savent bien.
Quant à l'attaque de la représentation iranienne à Bassora, il faut savoir qu'il y a eu une pénurie d'électricité en Iran depuis plusieurs semaines. Que l'Iran fournissait beaucoup d'électricité à l'Irak et que l'Iran a décidé de garder son électricité. Donc dans l'esprit des petites gens de Bassora, l'Iran est aussi responsable de la crise sanitaire qui a lieu dans la région parce que par 50 degrés à l'ombre, sans électricité il est quand même très difficile de survivre.»