Manifestations de Bassora et crise communautaire chiite: l’Irak va-t-il exploser?

© AP PhotoPolice prevent protesters from storming the provincial council building during a demonstration in Basra, Iraq, 340 miles (550 kilometers) southeast of Baghdad, on Sunday, July 15, 2018
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L’Irak s’enfonce-t-il dans une nouvelle catastrophe majeure? Si l’État islamique semble totalement défait, la communauté chiite se divise complètement, si bien que la bonne relation irako-iranienne pourrait se détériorer rapidement. Analyse de la situation à Bassora, région en crise socio-économique, qui fait trembler Bagdad.

Bassora: 12 manifestants tués par les forces de l'ordre irakiennes le 10 septembre. Une escalade dans ces manifestations qui rassemblent des dizaines de milliers de personnes contre le gouvernement du Premier ministre Al-Badadi, l'accusant de ne pas redistribuer la manne de l'or noir.

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Car si cette région du sud-est de l'Irak, jouxtant le Koweït et l'Iran, est riche en pétrole et en matières premières, elle traverse une crise d'envergure. La situation semble critique dans cette région composée très majoritairement de chiites, où le taux de chômage est très important, où les difficultés sanitaires s'aggravent et où l'agriculture se meurt.

Focus sur cette région, dont la situation illustre la crise institutionnelle et politique en Irak, par Pierre Piccinin da Prata, rédacteur en chef du Courrier du Maghreb et de l'Orient.

Sputnik France: Avant d'évoquer plus en détail l'aspect politique des choses, comment présentez-vous ces manifestations? Sont-elles que d'ordre social? Ou y a-t-il plus?

Pierre Piccinin da Prata: «Ces manifestations sont tout à fait d'ordre social, socio-économique. On est face à une population qui est très jeune. En Irak, aujourd'hui, près de 60% de la population ont moins de 30 ans et, dans cette population parmi les actifs, 20 à 30% sont sans emploi.

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Les manifestations qui ont eu lieu à Bassora ont étonné les observateurs non avertis, parce qu'on est dans des zones chiites, essentiellement. On s'attendait plutôt [à des problèmes avec la communauté sunnite, ndlr], après la défaite de l'État islamique, qui avait quand même, disons-le, largement été soutenu par les communautés sunnites. Il faut savoir que depuis la chute de Saddam Hussein et l'invasion des États-Unis en 2003, la population sunnite, qui avait été le support de Saddam Hussein, se trouvait dans une situation de frustration permanente; l'armée irakienne avait été chiitisée complètement, les cadres sunnites en avaient été exclus. Donc, on pensait qu'on allait plutôt avoir une sorte de résistance latente sunnite, voire une guerre civile avec la volonté des régions sunnites de créer une sorte de Sunnistan. Et puis, brusquement, on se rend compte que c'est un problème chiito-chiite, finalement, qui se met en place pour des raisons socio-économiques.

En effet, la région de Bassora est une région essentiellement agricole, mais de moins en moins, basée sur des rizières qui sont extrêmement exigeantes en eau. Or, l'Irak aujourd'hui dispose d'environ 30 milliards de mètres cubes d'eau, alors qu'il lui en faudrait 50 milliards.
On est donc très loin du compte, de plus en plus de villages sont abandonnés, les paysans se réfugient dans les banlieues des grandes villes, où ils ne trouvent pas d'emploi et donc cette désertification des campagnes amène aussi l'obligation d'importer du riz de l'étranger —puisque c'est la base de l'alimentation en Irak- et on en trouve de moins en moins vu la désertification des rizières.

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De plus, les recettes pétrolières irakiennes sont très importantes. Elles représentent 90% des revenus du pays. Cette année en particulier, en 2018, les recettes ont été très importantes et malgré cela, il n'y a pas de redistribution à la population. Il faut savoir aussi que 95% des emplois dans le secteur pétrolier en Irak sont octroyés par l'État à des Étrangers —ce ne sont pas des Irakiens qui travaillent dans ce secteur. Donc on peut comprendre la frustration de cette population, d'autant plus qu'il est clair pour tout le monde que l'argent du pétrole n'est pas redistribué à travers des aides d'État ou des infrastructures publiques, mais, fondamentalement, part dans ce qui est finalement le maître mot de l'Irak actuel, la corruption.»

Sputnik France: Le 2 septembre, une coalition s'était formée en Irak, réunissant le Premier ministre sortant, Al-Abadi, et le leader nationaliste chiite Moqtada Sadr. Mais depuis l'aggravation de la crise à Bassora, Moqtada Sadr s'éloigne d'Al-Abadi. Comment analysez-vous ce climat politique?

Pierre Piccinin da Prata: «Je pense qu'il ne faut pas analyser la rupture entre les deux hommes dans le cadre des relations irano-irakiennes, mais bien dans le contexte sociopolitique irakien actuel: la crise est sérieuse, Al-Abadi est accusé par une large base populaire d'en être le responsable, et il était de bonne guerre de la part de Moqtada Sadr de prendre ses distances. […]

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Haïder Al-Abadi n'a jamais réussi à créer une union nationale et sa mission ayant échoué, il a finalement toujours été en position de faiblesse. Paradoxalement au fait qu'il avait été amené au pouvoir, dans le cadre de la lutte de l'État islamique, par les États-Unis, Al-Abadi est l'homme de l'Iran.
La communauté chiite d'Irak est particulièrement divisée, en deux camps principalement: celui d'Al-Abadi et des pro-Iraniens et puis celui de Moqtada Sadr, qui lui est un nationaliste irakien, partisan d'un chiisme arabe, très distant de l'influence iranienne.

Donc on a finalement ces deux tendances: la tendance d'Al-Abadi et de ses partisans soutenus par l'Iran, qui a d'ailleurs envoyé des milices iraniennes chiites à leur secours du temps de la lutte contre l'État islamique —mais ces milices sont toujours là- et puis Moqtada Sadr, qui incarne le nationalisme irakien, lui est soutenu par ailleurs par la plus haute autorité chiite d'Irak, l'ayatollah Sistani, qui a encouragé ses manifestations de Bassora contre le gouvernement d'Al-Abadi.

Et son rapprochement avec ce qu'on appelle le "bloc pro-Iran" (qui est ainsi défini parce qu'il se compose pour l'essentiel d'anciens miliciens chiites qui ont combattu l'EI avec l'aide financière et logistique de l'Iran) ne signifie certainement pas que Moqtada Sadr renonce à son idéologie et à un chiisme arabe nationaliste irakien. C'est une perspective d'alliance très fragile, et de circonstance, liée à un phénomène de politique intérieure qui, pour sérieux qu'il soit, se dissipera tôt au tard.»

Sputnik France: Qu'est-ce que cette crise de Bassora et cette discorde politique signifient pour les relations entre l'Irak et l'Iran, notamment depuis l'attaque de la représentation diplomatique de l'Iran par des manifestants?

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Pierre Piccinin da Prata: «Là, on marche sur des œufs. C'est très difficile de savoir ce qui se passe exactement dans les intentions de Moqtada Sadr. Est-ce que Moqtada Sadr, ses partisans et l'ayatollah Sistani sont en train d'utiliser cette crise sociale pour mettre en difficultés les chiites partisans de l'Iran?
Ou est-ce que simplement, la rupture de l'alliance entre Moqtada Sadr et Al-Abadi n'est-elle pas simplement de la politique interne irakienne et le moyen pour Moqtada Sadr de prendre ses distances avec Al-Abadi, de lui faire porter le chapeau de la crise et de gagner des points pour d'éventuelles futures élections anticipées? C'est très difficile de savoir ce qu'il se passe à l'intérieur du chiisme irakien, parce qu'il faut quand même reconnaître que l'Iran a pesé très lourd contre l'État islamique en Irak et que la plupart des chiites le savent bien.

Quant à l'attaque de la représentation iranienne à Bassora, il faut savoir qu'il y a eu une pénurie d'électricité en Iran depuis plusieurs semaines. Que l'Iran fournissait beaucoup d'électricité à l'Irak et que l'Iran a décidé de garder son électricité. Donc dans l'esprit des petites gens de Bassora, l'Iran est aussi responsable de la crise sanitaire qui a lieu dans la région parce que par 50 degrés à l'ombre, sans électricité il est quand même très difficile de survivre.»

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