Si l'Iran ne cesse de menacer ou d'être menacé par Israël ou par l'Arabie saoudite, son principal adversaire reste les États-Unis. Le rétablissement des sanctions américaines étrangle l'économie iranienne et déstabilisent le pouvoir en place, alors que leur deuxième phase, qui touche notamment à la vente d'hydrocarbures, n'est pas encore entrée en vigueur.
François Nicoullaud, ancien ambassadeur de la France à Téhéran, revient sur cette actualité en évoquant aussi l'action judiciaire de La Haye et le Détroit d'Ormuz.
Sputnik France: les ministres du Travail et de l'Économie iranienne ont récemment été démis de leurs fonctions par le parlement. La stratégie économique d'Hassan Rohani vous semble-t-elle de plus en plus fragilisée?
François Nicoullaud: «En effet! C'est le gouvernement, dans son ensemble, qui est fragilisé par ce double désaveu de deux ministres qui sont désormais écartés, qu'il va falloir remplacer. Hassan Rohani a dû lui-même venir s'expliquer au parlement. Si pour le moment, cela tient, cela ne s'est pas véritablement bien passé. Manifestement, il n'a pas su trouver le bon langage.
Cependant, s'il est fragilisé, cela ne veut pas dire que le gouvernement va tomber, mais plutôt que Rohani se trouve dans une position de plus en plus délicate pour agir et il se transforme en ce que les Américains appellent "un canard boiteux", en bon français. C'est-à-dire qu'il se dirige vers la sortie, puisque s'il est élu en principe jusqu'en 2021, on a le sentiment qu'il va se retrouver de plus en plus impuissant à agir.
Il peut encore y avoir des retournements de situation, mais ce qui est sûr, c'est qu'il y a un sentiment de malaise en ce moment. Il faudrait vraiment un sursaut pour démontrer que le gouvernement agit de façon résolue pour trouver des solutions aux sérieuses difficultés que l'économie et la société rencontrent.»
Sputnik France: Ne l'est-il pas autant à cause des sanctions que de la corruption, paraît-il incroyable, qui règne dans ce pays et notamment au sein de l'élite dirigeante?
François Nicoullaud: «Oui, les deux phénomènes le fragilisent. Les sanctions effectivement! C'est bien de là que partent toutes les difficultés. Et la difficulté pour Rohani, c'est de trouver des contre-mesures, et ce n'est pas très facile. On voit bien qu'avec les Européens, on a du mal à trouver des formules qui arriveraient à convaincre les entreprises européennes à rester ou à venir faire des affaires en Iran.
Sputnik France: Revenons un instant sur ces mesures évoquées. La mise à jour du règlement européen du 22 novembre 1996 (dit «de blocage») en vue de soutenir l'accord sur le nucléaire iranien aurait-elle un quelconque impact?
François Nicoullaud: «Il aura un impact petit à petit. Mais il ne va avoir un impact que sur les petites ou moyennes entreprises. Les grandes sociétés qui sont internationales, comme Total qui, si son siège est en France, est une société internationale, et par ses intérêts aux États-Unis, elle est dépendante des lois américaines. [Ajoutons que les banques américaines sont impliquées dans 90% des opérations de Total, ndlr]. Celles-là, effectivement, sont bien forcées de se plier au droit américain. En somme, ce sont donc que les sociétés qui n'ont pas d'intérêts aux États-Unis, qui en effet, peuvent être protégées par ce règlement.»
Sputnik France: Mais ce changement ne vient-il pas trop tard?
François Nicoullaud: «Cela ne suffit pas, en tout cas, à soi seul. Cela ne suffira pas à maintenir un flux important de relations économiques avec l'Iran. Ce qu'il faut surtout régler, c'est la question du pétrole. L'interdiction d'acheter du pétrole iranien entrera en rigueur en novembre et là, il faudra vraiment avoir trouvé des contre-feux à cette mesure, sinon cela sera vraiment très très compliqué.»
Sputnik France: Est-ce que la France et de manière plus large, les Européens pourront faire comme la Chine, l'Inde ou encore la Turquie, qui eux ont annoncé qu'ils continueraient à acheter le pétrole iranien, malgré les sanctions?
Sputnik France: Avec la sortie des États-Unis et les réactions du Président Macron et de son ministre le Maire, pensez-vous que cet accord de 2015 est encore viable? Pensez-vous qu'il y a une quelconque chance pour que cet accord fonctionne?
François Nicoullaud: «Oui, je crois qu'il est viable. La nature a horreur du vide, donc on va trouver des solutions petit à petit aux problèmes de transfert d'argent, aux problèmes de transport, à tous les obstacles que mettent en place les sanctions américaines, mais cela prend du temps. Cela prendra probablement un an ou deux.
Et puis les Iraniens vont faire aussi preuve d'imagination pour contourner les sanctions américaines, faire des accords de troc. Je crois vraiment que cela soit possible. Il y a une sorte de cours de vitesse. Si les sanctions parviennent à avoir un effet très rapide, les Iraniens peuvent évidemment tomber à genoux avant que se mettent en place toutes ces contre-mesures. L'année 2019 sera l'année cruciale. On verra si l'économie iranienne est étranglée. Si elle arrive à traverser l'année 2019, après on trouvera un rythme de croisière.»
Sputnik France: Que pensez-vous de la procédure iranienne devant le Tribunal de La Haye? Est-ce plus une tribune ou une véritable action judiciaire, qui devrait prendre des années?
François Nicoullaud: «Non, c'est une véritable action judiciaire. C'est une vraie Cour, fondée par la Chartre des Nations unies et de fait, le recours iranien se fonde, assez paradoxalement si l'on veut, sur un accord de 1955 entre l'Iran et les États-Unis. C'est un accord d'amitié, de commerce, de relations consulaires et qui pose comme principe qu'aucun pays ne prendra des mesures hostiles contre son partenaire en matière commerciale notamment.
Il y a deux possibilités: ou la Cour ne prend pas position ou elle prend position contre les États-Unis, mais ces derniers répondront qu'ils n'ont pas l'intention d'appliquer la décision de la Cour. Et à partir de là, on ne peut pas faire grand-chose.
Il faut préciser, par ailleurs, que les Iraniens ont fait de même en 1979. Cette année-là, les États-Unis avaient poursuivi l'Iran devant la Cour de La Haye, toujours au titre du même Traité de 1955, pour la prise en otage de 52 diplomates américains qui a duré plus d'un an. La Cour a donné raison aux Américains. Elle a pris une décision obligatoire, mais les Iraniens ont refusé de l'appliquer.»
Sputnik France: Téhéran menace de fermer le détroit d'Ormuz si les États-Unis attaquent l'Iran. Peut-il y avoir un conflit au sujet du détroit d'Ormuz?
François Nicoullaud: «C'est une menace qui est régulièrement répétée par les Iraniens. Ils ont la capacité de créer une situation très difficile, ne serait-ce que s'ils minent le détroit d'Ormuz, les forces américaines, probablement aidées aussi par les Européens, parviendront à le déminer. Mais cela créera une situation d'incertitude qui risque de tarir le trafic dans le détroit d'Ormuz. Mais, à partir de là, on entrerait dans une escalade dont on ne sait pas très bien où elle s'arrêtera. Si les Iraniens se lancent dans une opération de ce genre, quelle sera la réaction des Américains? Est-ce qu'ils puniront l'Iran, sa marine, ses bases navales, par des frappes? Là, on ne sait plus où l'on va!»