Au Burkina Faso, un foutu malaise de Blaise

Un malaise plane au Burkina, quatre ans après la chute du président Blaise Compaoré, chassé du pouvoir après une révolte populaire. Malgré la mobilisation sécuritaire, des indices macro-économiques au vert et de récents acquis politiques, la confiance peine à se rétablir, et certains Burkinabè à se délester de leur nostalgie. Reportage.
Sputnik

Flegmatique, mais non sans un brin de bonhomie, Simplice s'acquitte de gestes lapidaires devenus depuis quelques mois son quotidien. Muni d'un détecteur de métaux, cet émigrant camerounais travaillant pour une société de sécurité privée à Ouagadougou, fouille les corps et inspecte les sacs à l'entrée du Cappuccino. Les clients de ce café-restaurant huppé de la capitale burkinabè se prêtent volontiers au rituel, échangeant même, une fois l'exercice achevé, quelques amabilités avec le vigile.

À quelques pas de lui, des policiers lourdement armés, cette fois-ci, montent la garde, gênant à peine les rares clients s'aventurant encore en terrasse.

Ces mesures de sécurité se sont imposées après l'attentat terroriste du 15 janvier 2016, rappelle à Sputnik Awa, gérante du Capuccino et rescapée de la boucherie qui a fait une trentaine de morts. Ce jour-là, elle avait quitté le travail à 19 h, soit une cinquantaine de minutes avant l'attentat. Depuis, rien n'est plus comme avant.

«On a enregistré de nettes baisses au niveau de la clientèle. Je n'ai pas les chiffres, mais c'est quelque chose de particulièrement remarquable», regrette Awa.

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Le client pressé de régler l'addition en caisse, sans attendre qu'on la lui remette à la terrasse, se trouve snobé, à son grand embarras, par la porte coulissante automatique. Après de grands signes de la main, il attendra qu'elle soit déclenchée de l'intérieur par une serveuse qui lui expliquera qu'il s'agit, là, d'une autre mesure de sécurité, au même titre que le muret de protection se dressant partiellement au travers de sa vue pendant qu'il dégustait son café.

«Est-ce que cela sert à quelque chose, s'interroge un expatrié habitué du Capuccino en sirotant une bière locale? Il suffit que les terroristes tirent par-dessus le muret de protection pour atteindre les clients directement dans le torse ou en pleine tête!»

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Fouille et inspection minutieuses par des vigiles à l’entrée du café-restaurant. Juin 2018
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Vue sur la terrasse du Cappuccino, jadis bondée. Juin 2018
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Façade du Cappuccino, jadis « la plus belle vitrine de Ouaga ». Juin 2018

Une chose est sûre, ces mesures de sécurité n'ont pas suffi à rassurer la clientèle. Elle sera plus nombreuse à l'intérieur que sur la terrasse. Encore plus nombreuse à privilégier le «take away», pour s'enfermer avec un sandwich au bureau ou à la maison. La désertification s'est faite en deux temps, comme l'explique cet expatrié qui a souhaité conserver l'anonymat.

«Avant, ce n'était pas comme ça. Le café travaillait bien. Mais après l'attentat, et surtout, après celui d'Aziz Istanbul, c'est devenu le chaos. Certains pensent que les terroristes ne frapperont pas deux fois au même endroit. Mais eux aussi, les terroristes, savent qu'on pense comme ça», explique cet expatrié connaisseur du pays mossi.

À quelques encablures du Capuccino, et sur le même trottoir de la principale avenue de Ouagadougou, Kwame Nkrumah, gît le «Aziz Istanbul». Ou plutôt son épave. Le 13 août 2017, ce restaurant turc fut la cible d'une attaque mystérieuse, et non moins meurtrière, jamais revendiquée. Dix-neuf morts, dont deux ulémas koweïtiens et autres clients venant manger «halal» ce jour-là.

«Mauvaise cible» ayant embarrassé les djihadistes, ou règlement de comptes entre Turcs sur cette terre africaine où camps Gülen et Erdogan se mènent une guerre d'influence? Le mystère plane toujours sur les ressorts de cet attentat. Depuis, Kebab et Halva bouderont l'avenue Kwame Nkrumah. Le restaurant rouvrira discrètement sous un autre nom, sous d'autres cieux, un peu plus sécurisés. Dans ce quartier résidentiel de Ouaga 2000, à une dizaine de kilomètres du centre-ville, où se concentrent ambassades et résidences officielles.

Façade du restaurant turc Aziz Istanbul, objet d'une attaque terroriste le 13 août 2017. Juin 2018

La liste noire devait s'allonger avec la double attaque djihadiste du 2 mars 2018, dirigée contre l'État-major général des armées et l'ambassade de France. Depuis, Ouagadougou vit sur le qui-vive. Les militaires se déploient dans les zones classées rouges de la capitale. Des zones sensibles, soit qu'elles abritent des institutions officielles, politiques ou militaires, soit qu'elles se trouvent prisées par les Occidentaux, cibles privilégiées des terroristes. Et quand la curiosité amène le visiteur étranger, parcourant Ouagadougou en sac à dos, à demander aux passants le siège de l'État-major, attaqué quelques mois plus tôt, il est rattrapé dix minutes plus tard par un colonel Colibaly, surgi d'on ne sait où, à moto. La carte de presse suffira ensuite à lever tout soupçon.

«Cet état d'alerte générale ne doit pas occulter le fait que le Burkina demeure, à bien des égards, le ventre mou de la région du Sahel. S'il a été épargné jusqu'en 2014, c'est moins en raison d'une quelconque prouesse sécuritaire qu'au rôle, souvent controversé, joué par l'ancien Président Blaise Compaoré», explique à Sputnik une source diplomatique accréditée à Ouagadougou.

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Le Président chassé du pouvoir à la suite d'une insurrection populaire à l'automne 2014, aura longtemps joué de ses qualités de brillant intermédiaire, participant de la résolution de crises régionales, mais aussi de la libération de plusieurs otages occidentaux. «Ce qui lui avait permis à la fois de se rendre utile pour les Occidentaux, en même temps qu'il épargnait à son pays les attaques terroristes, à la faveur des bons contacts qu'il avait avec les différents groupes armés», poursuit cette source diplomatique qui évoque Ouagadougou sous Blaise comme une «plaque tournante» des renseignements régionaux.

Au Burkina, toutefois, on ne s'intéresse pas de trop près à ces «élucubrations». Nombreux sont ceux qui préfèrent se réfugier derrière les faits têtus, avant d'avouer sans ambages leur nostalgie de l'ère Blaise. Boubacar, jeune travailleur journalier, regrette que Kwame Nkrumah, la plus belle avenue du Burkina, soit devenue, désormais, l'ombre d'elle-même.

Salif tient une boutique de réparation de téléphones mobiles dans la capitale burkinabè, du côté de l'échangeur de l'Est. Il avoue ne pas être sorti manifester en octobre 2014 parce qu'il appréhendait ce qui arriverait, dit-il.

Les indicateurs économiques semblent, toutefois, légèrement contredire le réquisitoire populaire. L'inflation s'est située, en 2017, à 0,4%, soit largement en dessous de la norme communautaire des 3%. Sur la même année, la croissance a atteint 6,7%, soit le taux enregistré en avril 2014… Quelques mois avant l'insurrection populaire. Pour Siaka Coulibaly, ancien membre de la Commission de Réconciliation nationale et des Réformes, les remous populaires sont explicables au regard de la dégradation des indicateurs socio-économiques.

«D'un point de vue budgétaire, l'État n'arrive plus à assurer convenablement les politiques sociales. C'est ce qui donne l'impression aux populations que l'économie ne marche pas. Si on prend les indicateurs socio-économiques (biens et services de base comme l'éducation, la santé, l'électricité, l'accès à l'eau potable), il y a eu une nette dégradation. Pour la santé publique, par exemple, on recrute toujours du personnel, certes, mais on construit moins de centres de santé. L'application de la gratuité des soins aux enfants de moins de 5 ans et aux femmes enceintes a été mise à rude épreuve par les mêmes difficultés budgétaires», explique Siaka Coulibaly à Sputnik.

La «fronde sociale», mouvement de grève qui a touché plusieurs secteurs de l'administration publique, hypothéquera davantage l'accès aux services de base et accentuera les difficultés pour nombre de Burkinabè, poursuit ce juriste. En 2017, l'Éducation nationale a connu 226 jours de grève, alors que le secteur du Trésor public, qui a été le plus touché par ces mouvements sociaux, s'est trouvé privé d'une bonne partie des recettes fiscales.

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Le mécontentement grogne, gagnant du terrain dans la rue ou les médias, et la liberté d'expression avec, accessoirement. Les nostalgiques de l'ancien régime ne sont pas, néanmoins, les hérauts exclusifs des coups de grisous sociaux. Pour Siaka Coulibaly, «le plus gros lot» est constitué de gens qui sont «dans la perplexité». Ceux qui ne regrettent pas l'ère Blaise, en tant que telle, mais qui auraient voulu voir la seconde Révolution burkinabè accoucher d'autre chose, plus conforme à leurs aspirations.

«Le soulèvement d'octobre 2014 a été une action politique conduite par les partis politiques, mais qui était arrimée à un socle de mécontentement populaire face aux insuffisances des politiques socio-économiques pratiquées jusque-là. C'est pour cela qu'on a vu des jeunes ne voyant aucune perspective d'avenir se joindre au mouvement. La logique aurait voulu que cette question soit réglée en priorité après le départ de Compaoré, s'il avait été considéré comme responsable de cette situation. Malheureusement, la politique mise en œuvre depuis n'a pas non plus relevé ce défi et c'est ce qui explique, encore, la perplexité, la nostalgie ou la colère des uns et des autres», conclut Siaka Coulibaly.

Justin fait partie de la masse des perplexes. Ce chauffeur dans une société privée qui rêvait de rejoindre un corps de sécurité a des raisons d'en vouloir au régime de Blaise Compaoré, coupable, selon lui, d'avoir installé un système gangréné par la corruption et le népotisme. Major de sa promotion à l'issue d'un concours administratif, il s'est vu refuser l'accès à la fonction publique. Le 28 octobre, il va se joindre à la foule des manifestants en colère.

«J'ai quitté le service, je voulais coûte que coûte aller au rendez-vous, parce que je tenais à participer à cela. Ce n'est pas que je déteste Blaise, mais j'ai beaucoup subi son système qui a fait que notre génération a été bafouée. Pour les concours, même si tu avais la compétence et que tu réussissais les tests, tu ne pourrais pas être admis si tu ne connaissais pas un grand», se souvient Justin, avec amertume.

Aujourd'hui, un certain changement commence à poindre. «Nos petits frères sont en train de réussir des concours, y a un peu de transparence. Le gouvernement éclaire la population sur certains points, les médias aussi» soupire Justin, qui reste néanmoins lucide.

«Il y a un changement positif, mais ce n'est qu'une permutation. On ne sent pas encore le changement total. Après 27 ans de pouvoir, il faut 27 autres années pour effacer tout ça. Il faut une autre génération pour changer les mentalités. Je me demande souvent, d'ailleurs, comment on pourrait concrétiser un jour l'unité africaine. Parce que ces problèmes-là, on ne les retrouve pas qu'au Burkina Faso. Partout, en Afrique, c'est les mêmes histoires, les mêmes problèmes. Les présidents africains, on dirait une famille!»

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