Macron abandonne-t-il les entreprises françaises en Iran?

L’UE a décidé de se montrer les muscles face aux menaces américaines de sanctions dans le dossier iranien. Alors qu’Emmanuel Macron appuie cette décision, notamment pour protéger les PME, Sputnik a rencontré une cheffe d’entreprise française qui travaille avec l’Iran.
Sputnik

Elle témoigne des difficultés pour les entreprises européennes d'opérer en Iran.

Macron donne une condition sur des négociations commerciales avec les USA
La «loi de blocage», interdisant aux entreprises et tribunaux européens de se conformer à des réglementations relatives à des sanctions prises par des pays tiers, a été activée ce vendredi 18 mai au matin par la Commission européenne. Un mécanisme, datant de 1996 et jamais employé, adopté en son temps pour contourner l'embargo américain sur Cuba.

Si des interrogations persistent quant à son efficacité, notamment pour couvrir les opérations de grands groupes européens au-delà des frontières européennes, la mesure a le mérite d'exister sur le plan politique. Elle témoigne d'une volonté de l'UE de ne pas rester les bras croisés face à une décision américaine qui devrait durement impacter ses intérêts commerciaux en Iran, mais aussi stratégiques et économiques au sens large.

Des pays européens, au premier rang desquels on retrouve les principaux exportateurs vers l'Iran, respectivement l'Allemagne, l'Italie, les Pays-Bas et la France.

«De toute façon, l'accord international n'engage pas quatre pays. Il engage l'ensemble du système onusien, puisque l'accord sur le nucléaire a été avalisé par la résolution 2231 du 20 juillet 2015. Donc, ce n'est plus seulement les six signataires qui sont engagés. C'est l'ensemble de la planète qui a signé un accord […] Ce n'est, non pas, les États-Unis qui peuvent juger de la véracité ou de la mise en application de l'accord, mais bien l'Agence internationale de l'énergie atomique.»

Macron: l'UE décide de préserver l’accord nucléaire iranien et de protéger ses entreprises
Emmanuel Dupuy, Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), tenait à mettre les points sur les i. Un message politique auquel les entreprises françaises opérant en Iran ne sont pas insensibles, comme Ourida Bouam. Gérante d'une entreprise spécialisée dans les films de marquage pour l'impression, notamment dans le secteur des cosmétiques, elle estimait «très rassurant» le message adressé par Bruno Le Maire le 16 mai, après avoir reçu à Bercy une soixantaine de chefs d'entreprises commerçant avec l'Iran afin de les assurer de sa «détermination» à défendre leurs intérêts.

Un soutien de membres du gouvernement à des entreprises se sentant seules face à l'ultimatum des autorités américaines, d'autant plus important que dans le cas de cette crise, c'est le monde politique qui est venu se mêler à celui des affaires.

«C'est quand même un très gros marché, 80 millions d'habitants, une population jeune, féminine, consommatrice»,

regrette cette cheffe d'entreprise, d'autant plus qu'à cause de la peur des sanctions américaines, les règles de la concurrence restent faussées pour les Européens.

«Je pense sincèrement qu'on devrait être pragmatiques: laissons faire les choses, laissons faire les chefs d'entreprise qui créent du travail, qui créent de l'emploi, de la valeur ajoutée et cela fonctionne… essayons de dépolitiser tout ça et d'avancer pour que tout le monde y gagne»,

depuis la levée des sanctions internationales et de l'embargo américain début 2016, investir le marché iranien restait compliqué: jamais les grandes banques n'ont réinvesti le marché iranien, compliquant fortement la tâche aux entreprises européennes.

«Il y a des accords entre des banques privées françaises et des banques iraniennes, on rapatrie comme ça, car ce n'est que comme cela que ça fonctionne aujourd'hui. Parce que les grosses banques sont frileuses, elles ont peur des sanctions,» explique Ourida Bouam.

Des banques internationales particulièrement exposées au système financier américain et ne pouvant se permettre de perdre leur accès au marché américain, ainsi qu'à toute opération libellée en dollars. Toutes gardent en mémoire l'amende record de 8,83 milliards de dollars infligée en 2014 à la BNP par les autorités américaines pour violation d'embargo américain. Un sort partagé par d'autres banques françaises (Société Générale, Crédit Agricole) et européennes (ING, Crédit Suisse, Deutsche Bank), d'autant plus méfiantes que jamais le Congrès américain n'avait ratifié l'accord sur le nucléaire iranien.

Des banques pour lesquelles le Commissaire européen à la Stabilité financière, Valdis Dombrovskis, a lui-même admis que la mesure de blocage de l'UE serait d'une aide limitée.

«Les Chinois sont beaucoup plus pragmatiques que nous. Il y a longtemps qu'ils ont compris qu'il fallait travailler avec leur monnaie et qu'ils ont commencé —avec les Russes, avec les Iraniens et cela fonctionne. Le dollar n'est pas une monnaie de singe… mais bon, ça commence à l'être…»

Pour Ourida Bouam, il faut sortir «d'un système où on est pieds et poings liés avec les Américains pour travailler différemment». Comme elle le relate, il est pour l'instant particulièrement difficile de ne pas être exposé aux décisions des autorités américaines.

«C'est compliqué, on ne sait pas dans quelle mesure on va être exposé […] depuis longtemps j'essaie de ne pas travailler avec les Américains, mais maintenant la plupart de nos clients appartiennent à des fonds de pension américains.»

Macron appelle l'UE à défendre ses entreprises en Iran face aux sanctions américaines
Des problématiques qui impactent jusqu'au choix du transporteur, évoquant le refus de FedEx de travailler avec l'Iran. Mais même des clients américains peuvent être regardants, en réclament à leurs partenaires étrangers de montrer patte blanche concernant leurs propres partenaires, «c'est le problème, on va être obligé de signaler qu'on travaille avec les Iraniens» souligne-t-elle.

Elle évoque tout particulièrement le cas des Suisses, parvenant à commercer sans grand encombre avec la République islamique. Notre voisin helvète est resté monétairement souverain (franc suisse) et par la même occasion économiquement indépendant. Une concurrence moins exposée que les Européens aux diktats de l'«ami» américain, ce qui n'a clairement pas fait les affaires des compagnies françaises.

«Ce sont des marchés assez difficiles, là-bas, car après les sanctions américaines de 1979, les Iraniens se sont tournés vers des marchés low-cost pour s'approvisionner, comme la Chine. Peu à peu d'autres concurrents, comme les Japonais ou les Suisses ont contourné ces sanctions.»

Un marché iranien d'autant plus «difficile» que des concurrents européens ont pu s'implanter dans le pays avant même la levée des sanctions, en l'occurrence les Allemands, qui font ainsi honneur à leur réputation de champion de l'exportation.

«Ils ne vont pas se gêner, ils ont une industrie lourde qu'ils exportent et les places sont à prendre pendant les périodes de sanctions: ce qu'ils ont fait. Nous, nous avons été trop frileux, même si on ne s'en sort pas trop mal avec nos grosses sociétés,» ajoute Ourida Bouam.

Pour autant ces grandes sociétés françaises (Total, Bouygues, Sanofi, Vinci, Decathlon, Accor, Thalès, Suez, Renault, PSA) ne seraient-elles pas en sursis? Depuis Sofia, où se tenait le sommet UE-Balkan, Emmanuel Macron a adressé une fin de non-recevoir aux journalistes quant au possible retrait de Total d'Iran, déclarant que «les entreprises de taille mondiale font des choix qui leur sont propres en fonction des intérêts qui sont les leurs», le Président français ayant, comme la Commission européenne, mis l'accent sur la protection des PME.

Pourtant, ces grands groupes ne créent pas seulement de l'activité en Iran, mais sont également pourvoyeuses d’emplois en France. Comme nous le rappelait Emmanuel Dupuy, l'usine PSA de Sochaux et de Poissy produisaient pour le marché iranien avant les sanctions économiques imposées à l’Iran en 2006. Le Président de l’IPSE insistait sur le faite que la levée des sanctions, depuis le 16 janvier 2016, avait permis à PSA de produire 150.000 voitures supplémentaires, pour atteindre le chiffre de 444.600 véhicules vendus en 2017. Désormais, l'investissement financier signé entre PSA et Iran Khodro, en juin 2016, de l’ordre de 400 millions d’euros en investissement industriel et recherche & développement, pour les cinq prochaines années, est désormais caduc. Le site de PSA Khodro qui produisait les Peugeot 208, 2008 et 301 est ainsi en danger.

Peugeot Citroën qui d'ailleurs avait été poussé à abandonner son principal marché à l'export (458.000 voitures écoulées en Iran en 2011, environ 40% des parts du marché automobile du pays) après l'entrée à son capital de l'américain General Motors, qui s'était empressé de revendre ses parts et de prendre contact avec le partenaire iranien de PSA. Suite à la manœuvre, le groupe français avait alors évité de peu la faillite.

Dans un autre domaine industriel, Total serait sur le point de perdre sa participation au développement de South Pars, le plus grand gisement gazier au monde. Dans l'attente d'une dérogation, qui serait une réelle surprise lorsqu'on sait que le groupe avait justement été la cible d'autorités américaines revanchardes (Total avait bénéficié du retrait de l'américain Conoco). Ainsi, en 1997, Washington avait-elle tenté d'empêcher le conglomérat français de se joindre à Gazprom et Petronas pour le développement de ce gisement de gaz dans les eaux du Golfe.

«À l'époque, les autorités américaines ont expliqué qu'elles allaient appliquer la loi d'Amato, qui interdit les investissements en Iran de plus de 20 millions de dollars- c'est une conception extraterritoriale du droit-et les autorités européennes de l'époque ont menacé de porter l'affaire devant l'OMC et les Américains ont reculé.»

Relatait à notre micro, l'été dernier, Thierry Coville, chercheur à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), spécialiste de l'Iran. Un témoignage qui montre clairement la capacité des Européens à engager et remporter un rapport de force avec les États-Unis.

Un rapport de force que n'est pas près d'assumer le Président français, qui déclarait le 17 mai que toute «guerre stratégico-commerciale» avec les États-Unis serait contre-productive. 

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