«Mystérieuse» ou «légitime», la campagne de boycott qui secoue le Maroc?

Protestations contre la cherté de la vie, révolte contre les relations dangereuses entre le pouvoir et l’argent ou règlement de comptes politiques? Y a-t-il bien anguille sous roche dans cette campagne de boycott qui vise trois entreprises marocaines et qui marque, mine de rien, des points?
Sputnik

Au Maghreb, l'effet de contagion se confirme. Après l'épisode des blouses blanches qui sont entrées en grève en Algérie, au Maroc et en Tunisie, c'est au tour des campagnes de boycott de répondre au téléphone arabe. Pendant que le mot d'ordre «laissez-les rouiller» continue de faire rage en Algérie, une nouvelle campagne désigne à l'invective citoyenne trois marques de produits alimentaires à boycotter en raison de leurs prix exorbitants.


«Je ne vais plus me rendre chez l'épicier du coin. Il s'est avéré être un traître au peuple, puisqu'il a refusé d'arrêter de se fournir chez Centrale Danone, c'est ce qui m'a fortement déplu. J'ai résilié mon compte chez lui pour que plus jamais je ne revienne vers lui.»

Trois poids lourds marocains sont ciblés par cet appel au boycott, qui a débuté il y a tout juste deux semaines. L'eau minérale Sidi Ali, le lait de Centrale Danone et les stations-service Afriquia. On leur reproche des prix «excessivement chers», comparés à d'autres marques et enseignes, alors même que le pouvoir d'achat des Marocains, et leur niveau de vie n'ont cessé de dégringoler ces dernières années.

En filigrane, les relations dangereuses entre pouvoir et argent. L'entreprise d'eau minérale est gérée par Meryem Bensalah, qui se trouve à la tête du patronat marocain. Les stations-service Afriquia relèvent du ministre de l'agriculture, Aziz Akhannouche, alors que Centrale Danone, en situation de monopole en ce qui concerne le lait, est souvent accusée de nuire aux petits producteurs.

Sur les réseaux sociaux, où cette campagne a démarré le 20 avril, on ne décolère pas. Plusieurs centaines de Marocains partagent leur expérience, expriment leur solidarité, en associant à leurs photos de profil le filtre «Nous boycottons». Et le mot d'ordre est plutôt bien suivi. En témoigne, des épiciers refusant désormais de se fournir auprès des marques stigmatisées, comme le montrent des photos et vidéos partagées sur les plateformes numériques.

«La photo nous vient de la ville de Tétouan (Nord). Le propriétaire de l'épicerie a jeté dehors le lait de Centrale (Danone) et attend que le camion (du fournisseur) repasse pour qu'il le lui rende parce qu'il ne s'est pas vendu», dit la page Facebook du site d'information Aliaqin.

«Un Camion de Centrale est arrivé ce matin pour nous livrer, mais nous n'avons rien récupéré parce que les clients n'en veulent plus», témoigne, de son côté, un commerçant cité par un reportage du journal Telquel.

La pression est telle qu'un célèbre rappeur, Muslim, s'est cru obligé de préciser dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, qu'il soutenait le boycott, après qu'une partie de son public lui a reproché son silence.

«Pour que les choses soient claires, ma logique, mes principes, mes chansons, disent que oui, bien sûr, je soutiens la campagne de boycott […] Enfin, nous avons pu nous fédérer autour d'une cause commune», dit-il en substance.

Dans ce sketch amateur, publié sur l'une des pages à l'origine de l'appel au boycott, les moins zélés apprendront à se mettre au pas, à leurs dépens. Cédant aux sollicitations de sa dulcinée, qui lui demandait de lui acheter un produit visé par le boycott, un jeune Marocain se fait carrément tabasser par les clients de l'épicier du coin.

Une adaptation à peine caricaturale de la réalité, si l'on prend en considération les résultats de ce sondage d'opinion réalisé par le cabinet d'études marocain Averty.

«79,8% des répondants ont confirmé leur support à cette campagne. Parmi les 20,2% restants, 66,8% sont encore indécis par rapport à leur support de la campagne alors que 24% refusent d'y adhérer.»

En revanche, difficile à ce stade de fournir une estimation de l'impact économique de cette campagne. Si les intéressés se réfugient le plus souvent dans le mutisme, la virulence de certaines réactions pourrait préjuger d'un manque à gagner considérable. Le ministre de l'Économie a qualifié les boycotteurs d'«écervelés», alors que le directeur des achats de Centrale Danone a fustigé des «traîtres à la nation»… avant de présenter des excuses publiques devant l'indignation des internautes.

«J'ai bien suivi les réactions suite à mes propos […], j'ai compris que je me suis trompé, surtout que j'ai blessé des gens. Et je voudrais dire à toute personne que j'ai pu blesser par mes propos que je présente mes excuses.»

Réponse des boycotteurs.


«On veut la baisse des prix, pas la présentation d'excuses»

Le journal en ligne marocain La Dépêche, relate que

«Du côté du marché boursier, le lundi 30 avril a été une journée pas comme les autres à la Bourse des Valeurs de Casablanca. À la clôture, deux entreprises cotées enregistraient les plus fortes baisses du jour: Afriquia Gaz et Centrale laitière, avec des baisses respectives de —5,97% et —5,69%. Si elle dispose d'un cours les plus stables en bourse, la société Les Eaux Minérales d'Oulmès a tout de même affiché une perte de son titre à hauteur de 5,08% le 20 avril, correspondant au premier jour du boycott.»

Le quotidien marocain, Akhbar Al Youm, croit savoir, pour sa part, qu'une quarantaine de stations-service ont perdu 31% de leur chiffres d'affaires, enregistrant ainsi une perte de près de 1,4 million de dirhams, soit plus de 125.000 euros.

Des chiffres contestés par un responsable de l'enseigne des hydrocarbures en question, qui y voit plutôt la confirmation d'une manœuvre politique visant très particulièrement le patron de la holding Akwa Group qui coiffe, entre autres, l'enseigne Afriquia. Celui-ci n'est autre que le milliardaire Aziz Akhannouch, président du parti Rassemblement national des Indépendants (RNI), ministre de l'Agriculture depuis 2007 et last but not least, réputé très proche du Roi Mohamed VI.

Des «qualités» suscitant beaucoup de jalousie, selon ses partisans. Légions, ses détracteurs se retrouveraient, d'après des observateurs marocains, du côté du Parti Authenticité et Modernité (PAM, centre-gauche), dont le patron, Ilyas El Omari, avait les faveurs du Roi, avant qu'Akhannouch « ne prenne sa place ».

Par ailleurs, une partie des islamistes du PJD (Parti Justice et Développement, principal parti au pouvoir) ne pardonne certainement pas à Akhannouch d'avoir été à l'origine de la disgrâce d'Abdelilah Benkirane, chef du gouvernement de 2011 à 2017. Incapable de former un nouveau gouvernement après «des manœuvres» du super ministre de l'Agriculture, Benkirane a été remplacé par Saad Dine Othmani, autre leader du PJD, qui dirige la coalition au pouvoir depuis 2017.

Pour Rachid Elbelghiti, journaliste et activiste politique marocain, ce qui se dit sur le caractère «douteux» de la campagne de boycott, et les règlements de comptes politiques qui la sous-tendraient, ne sont que des «spéculations sans fondement». Et pour cause,

«Il n'y a aucune preuve matérielle indiquant ce lien politique. Par ailleurs, les partis PJD et le RNI d'Akhannouch sont ensemble dans le même gouvernement. Je rajouterais que ni la situation organisationnelle ni l'enracinement populaire de ces deux partis, le PJD et le PAM, ne leur permettent de lancer une campagne de boycott réalisant un succès foudroyant en si peu de temps», justifie Elbelghiti à Sputnik.

Pour Elbelghiti, qui a été une des figures de proue du Mouvement du 20 février 2011, né dans le sillage du Printemps arabe pour exiger des réformes sociales et politiques, le boycott a été «spontané», mais s'est alimenté d'une situation générale prévalant au Maroc.

«La cherté de la vie, le gel des salaires, et plus généralement, une situation sociale difficile ont favorisé la popularité de cette campagne. Si bien que si elle avait inclus d'autres produits, elle aurait également pris. Un autre facteur, non moins déterminant, a été l'attitude répressive de l'État avec les mouvements de protestation sur le terrain, qui a fait muter l'espace de contestation vers le Web et vers les initiatives privées qui ne peuvent pas être reprochées. Chacun est, en effet, libre d'acheter ou de ne pas acheter tel produit.»

Cette campagne est, de fait, inédite dans ce Maroc qui a été ébranlé, ces deux dernières années, par des protestations sociales. Devant du «Hirak» du Rif, à celui de Jerada [mouvements de contestation sociale, ndlr], en passant par « les manifestations de la soif » à Zagora, la réponse a alterné entre répression, promesses, négociations et sanctions politiques, avec des ministres limogés par le Roi… Un prix à payer, pour ce Maroc qui s'affirme comme une puissance régionale montante, tout de même, et qui se cherche.

«Le Maroc avance, mais dans la douleur. C'est un combat qui n'est pas facile, parce qu'il implique des choix», avait résumé à Sputnik le géopoliticien Hichem Ben Yaïche.

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