Entre l’Ours et le Coq: quelle place pour Paris lors du nouveau mandat de Poutine?

Refroidies ces derniers jours par l’affaire Skripal, quel cap prendront les relations entre Moscou et Paris lors des six prochaines années? Dialogue du Trianon, commerce et visite prochaine de Macron en Russie: Sputnik prend la température des rapports entre l’Ours et le Coq au lendemain de la présidentielle.
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Le peuple russe a voté. N'en déplaise à certains, mais il s'est prononcé à plus de 76% en faveur de Vladimir Poutine, lui ouvrant la voie à un quatrième et dernier mandat. Lundi matin, les félicitations du Président Macron, dont la visite à Moscou est toujours prévue fin mai, se faisaient toutefois attendre…

Affaire vénéneuse et vieille pierre d'achoppement

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Ce nouveau mandat ne fera certainement pas table rase des rapports entre les deux pays, ceux-ci dépendant largement de l'état général des relations entre la Russie et l'Occident. Et ces dernières, tout récemment empoisonnées par la tentative d'assassinat de l'agent double Sergueï Skripal au Royaume-Uni, ont à nouveau pris un coup de froid. S'alignant sur son voisin d'outre-Manche, Paris a attribué la responsabilité de l'attaque à Moscou, sans attendre les résultats de l'enquête et a promis jeudi dernier d'annoncer «dans les prochains jours les mesures à prendre». Pour l'instant, celles-ci se limitent au boycott du stand russe, pays invité d'honneur cette année du salon Livre Paris du 16 au 19 mars. Une salve tirée davantage en direction de l'héritage culturel et intellectuel des deux pays que vers le Kremlin… L'affaire sera donc à suivre.

Pour revenir aux sujets sensibles, Skripal est loin d'être l'unique à diviser la Russie et l'Occident. Pierre d'achoppement de longue date, les divergences sur la Syrie et l'Ukraine persistent elles-aussi. Pourrait-on alors envisager des avancées sur ces deux dossiers? Si les progrès décisifs dans la lutte contre Daech* n'interdisent pas un brin d'optimisme, rien ne présage pour l'instant une nette amélioration, nous explique Evguenia Obitchkina, expert du Conseil russe pour les affaires internationales (RSMD) et spécialiste de l'histoire ainsi que de la politique étrangère de la France à l'Institut des relations internationales de Moscou.

«Tout en ayant un ennemi commun, Paris et Moscou ont des positions qui divergent fortement quant au règlement de la crise syrienne», indique-t-elle, avant d'ajouter que la République tenait beaucoup à son appartenance à l'Otan retrouvée durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. «Même si la France se garde de fustiger violemment la Russie, les démarches entreprises par la coalition lui sont plus proches. De ce fait, il est difficile d'envisager un rapprochement des positions», poursuit l'expert, évoquant notamment la Ghouta orientale.

Même imbroglio pour l'Ukraine. Membre du Format Normandie au même titre que la Russie, la «France est intéressée de voir respecter les Accords de Minsk», estime Mme Obitchkina, qui déplore néanmoins: «Or, ces derniers temps, on a l'impression que l'Ukraine et tous les membres du Format sont de plus en plus éloignés de leur réelle mise en application.» Pessimiste quant aux perspectives d'un dialogue à ce sujet, elle dénonce le manque d'initiative politique destinée à faire avancer les contacts franco-russes sur ce dossier.

Macron-Poutine, partenaires-adversaires?

Pour au moins les quatre années à venir, c'est le tandem Poutine-Macron qui donnera le ton aux rapports entre le Kremlin et l'Élysée. Hostile vis-à-vis de la Russie pendant sa campagne de 2017, celui qui est devenu le plus jeune Président français avait à plusieurs reprises tiré à boulets rouges contre Moscou, l'accusant d'ingérence et assurant que la Russie n'avait «pas les mêmes valeurs». C'était lui, alors candidat d'En Marche!, qui martelait à l'époque son souhait de «se faire respecter par Vladimir Poutine» et de relancer un «dialogue exigeant». Une fois les clés de l'Élysée en poche, Emmanuel Macron a commencé son mandat par dérouler le tapis rouge au Président russe au Château de Versailles. Depuis, le chef d'État français a tout de même mis de l'eau dans son vin: le discours est certes devenu plus modéré, mais un arrière-goût de méfiance traîne toujours.

«Nous observions la France depuis longtemps, les transformations qui suivraient» l'arrivée du nouveau Président. «Nous sommes intéressés par le fait de pouvoir mieux observer le comportement d'Emmanuel Macron sur la Syrie…», explique à Sputnik Evgueni Primakov, historien et soutien de campagne du candidat Vladimir Poutine, avant de poursuivre: «Nous avons plusieurs terrains communs, et j'espère que nos relations prendront une tournure positive dans les années à venir». Et d'insister: «Nous avons de nombreux terrains de coopération, et j'espère qu'il en sera ainsi».

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Force est de constater que la rencontre de Versailles a en effet porté ses fruits. C'est alors qu'est né cet espoir du renouveau entre les deux capitales. La première entrevue au Grand Trianon a été un «signal politique important», expliquait début mars à Sputnik Alexeï Mechkov, ambassadeur de Russie en France, qui affirmait que «les relations franco-russes étaient indubitablement entrées dans une phase de Renaissance». Le diplomate n'est d'ailleurs pas le seul à le croire: certains, dont Sylvie Bermann, actuel ambassadeur de France à Moscou et Jean de Gliniasty, l'un de ses prédécesseurs, avaient même évoqué l'été dernier un «reset» dans les relations entre Paris et Moscou.

Le face-à-face à Versailles a donné aux deux chefs d'État la possibilité de nouer un contact et a débouché sur la mise en place du dialogue de Trianon, forum franco-russe des sociétés civiles basé sur une large participation des citoyens, associations, ONG et entreprises.

«C'est le Dialogue de Trianon qui définit le cadre, certes assez modeste, de ce qui est envisagé pour les prochaines années. Un dialogue civil, culturel, mais dans le même temps très important, car en l'absence d'autres points de rencontre, il est susceptible de tisser des liens d'interaction sociale et de dépasser l'éloignement survenu sur fond de refroidissement entre la Russie et l'Occident», estime Evguenia Obitchkina.

Cap vers une nouvelle rencontre

C'est désormais au tour de Vladimir Poutine de recevoir le Président de la République sur le sol russe. La question des relations entre la Russie et la France devra se poser avec acuité dans deux mois: Emmanuel et Brigitte Macron sont invités pour une visite d'État en Russie les 24 et 25 mai prochains.

L'intrigue réside aujourd'hui dans la question de savoir si ce voyage sera maintenu du fait des tensions nées de l'affaire Skripal. Interrogé jeudi sur ce sujet, lors d'un déplacement Indre-et-Loire, le Président de la République a refusé de le révéler.

Pour se faire une idée de l'importance que revêt la visite de Macron à Moscou, il suffit de rappeler les propos tenus des deux côtés le 27 février lors de la rencontre à Moscou entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays: Sergueï Lavrov avait dit envisager à ce titre «une avancée significative dans les relations», tandis que son homologue français, Jean-Yves Le Drian, avait qualifié la prochaine rencontre de «repère important» dans l'agenda franco-russe.

Autre fait qu'il ne faudrait pas ignorer, l'ancien ministre de l'Économie devrait profiter de sa présence en Russie pour se rendre à Saint-Pétersbourg et participer au Forum économique, signe que sur le plan commercial les liens entre la Russie et la France résistent à la crise avec beaucoup plus de succès que sur la scène politique.

«Les relations d'affaires se développent de façon assez fructueuse même sur fond de sanctions. La présence des sociétés françaises en Russie et l'intérêt qu'elles portent à ce marché est très élevé», affirme Evguenia Obitchkina.

En effet, depuis deux ans, le volume des échanges entre Moscou et Paris ne cesse d'augmenter: entre janvier et octobre 2017, il a ainsi gagné 11,8% par rapport à l'année précédente pour atteindre 12,1 milliards de dollars, selon les données du ministère russe de l'Économie. Pour la troisième année consécutive, la France est restée en 2016 le premier investisseur étranger en Russie, avec 797 millions de dollars injectés dans l'économie du pays au premier trimestre 2016, d'après le directeur général de la Chambre de commerce et d'industrie franco-russe (CCIFR), Pavel Chinsky. À l'issue du premier semestre 2017, le montant des investissements français accumulés en Russie a atteint 13,9 milliards de dollars. Fin 2017, le ministre russe de l'Économie, Maxime Orechkine, a cité la France parmi les «partenaires économiques cruciaux de la Russie».

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Même intérêt côté Paris: lors de sa brève visite à Moscou en décembre dernier, le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, avait affirmé que la France voulait renforcer ses relations économiques avec la Russie en dépit des sanctions occidentales qui pèsent sur le pays. Le ministre avait aussi proposé de nouvelles pistes de coopération en matière d'énergie renouvelable et sur le spatial, déclarant qu'il n'acceptait par «le principe des sanctions extraterritoriales», qui créent des difficultés aux banques et aux entreprises de l'aéronautique françaises.

Entre l'Ours et le Coq, l'économie comme moteur

Personne ne conteste que le nouveau mandat de Poutine ne marquera pas un tournant dans les relations ambigües entre l'Ours et le Coq. La Syrie et l'Ukraine, auxquelles s'ajoute désormais l'affaire Skripal, tendent les relations entre Moscou et l'Occident, dont la France fait pleinement partie.

Or, la communauté des affaires et les sociétés civiles cherchent à se rapprocher et à imposer plus de pragmatisme aux hommes politiques. Elles poussent notamment Moscou et Paris à dialoguer pour discuter des désaccords, trouver des points communs, possibilités de contact, laissant ainsi la porte ouverte à une amélioration.

«Nous n'avons jamais cherché de confrontation avec l'UE (…) Nous cherchons à voir en l'UE un partenaire prévisible et clair, avec qui nous pouvons développer des relations, commercer», résume Evgueni Primakov.

L'avenir dira si l'Ours et le Coq y arriveront.

* Daech est une organisation terroriste interdite en Russie.

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