Qui veut la peau de la Tunisie au sein de l’UE?

À peine deux semaines après son déclassement de la «liste noire» européenne des paradis fiscaux, la Tunisie est pointée, désormais, parmi les «États exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme». «Acharnement» de la Commission? Des officiels Tunisiens et Européens en sont de plus en plus convaincus.
Sputnik

À n'en point douter, pour la diplomatie tunisienne, c'est décidément un autre «coup foireux des Européens». L'expression fleurie d'un diplomate tunisien dans une capitale européenne est néanmoins tempérée par les contraintes de l'Information publique. Un exercice auquel se pliera Bouraoui Limam, qui ne laissera transparaître qu'une «déception», un «étonnement», face à cette «nouvelle injustice».

«Ce que l'on déplore, c'est l'automatisme de la décision de la Commission européenne, qui non seulement ne tient pas compte du fait qu'il s'agisse d'un processus dans lequel la Tunisie est engagée avec le GAFI, selon un plan d'action défini par les deux parties, mais en plus, la Commission omet de prendre en considération, entre-temps, des réévaluations positives du GAFI de la situation tunisienne», a regretté Bouraoui Limam, porte-parole du ministère tunisien des Affaires étrangères, à Sputnik.

Le GAFI, c'est le Groupe d'action financière internationale, une organisation intergouvernementale qui distribue les bons —et les mauvais- points, en matière de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. La Commission européenne, qui ne dispose pas de méthodologie propre lui permettant de mesurer la pertinence des cadres légaux en la matière, a pris «la coutume de suivre l'exemple du GAFI», en s'alignant sur son classement, selon les termes mêmes employés par le Parlement européen.

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En 2014, la Tunisie s'est engagée, au plus haut niveau, dans un processus visant à se soumettre se «volontairement», insiste Limam, à l'évaluation du GAFI, condition sine qua non pour pouvoir bénéficier d'un accompagnement et d'un soutien logistique dans sa lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Des évaluations tombent, notamment début novembre 2017, relevant «des déficiences stratégiques». Un plan d'action, assorti d'un calendrier qui court jusqu'à la fin 2018, est conjointement élaboré avec les Tunisiens. Les «déficiences stratégiques» sont néanmoins captées par le radar de la Commission, qui recensera, le 13 décembre 2017 dans un Règlement délégué, la Tunisie parmi «les États exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme».

«Or, depuis, et notamment après une réunion qui s'est tenue le 11 janvier à Saint-Pétersbourg, le GAFI a décidé de considérer la Tunisie parmi "les juridictions coopératives et sous suivi par le GAFI". Une précision technique importante dans la mesure où elle n'implique pas de mesures de vigilance renforcée à prendre par la Tunisie», a encore expliqué le porte-parole de la diplomatie tunisienne, alors que la Commission européenne a refusé de revenir sur sa décision au vu de ces nouveaux éléments.

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Branle-bas diplomatique, à partir du 13 décembre 2017, pour sensibiliser «les amis de la Tunisie», au sein du Parlement européen sur la question. Ceux-ci finiront par demander une motion de rejet contre le Règlement délégué, qui a finalement échoué à réunir la majorité absolue requise. Une vingtaine de voix manquantes à «l'appel de l'amitié» auront été fatales. Si la gauche européenne, réunie au sein du GUE/NGI, s'est particulièrement mobilisée en faveur de la Tunisie, il s'avère difficile, en revanche, d'identifier au sein du Parlement une tendance, ou un ensemble de pays, qui serait derrière le rejet de la motion.

«Le PPE [droite et centre droit, ndlr] qui n'avait pas donné de consigne de vote, était resté divisé sur la question. Idem pour le Groupe socialiste lequel a fini en revanche par voter majoritairement, pour l'objection. Le groupe libéral (ADLE) était contre la motion, à l'exception, toutefois, des pays du Sud de l'Europe, comme l'Espagne et la France, qui se sont rangés du côté de la Tunisie. C'est le Groupe des Verts, entraînés par Éva Joly, qui s'est complètement aligné sur les recommandations de Madame Jourová», a indiqué à Sputnik Marie Christine Vergiat, auteure de la motion de rejet au nom de son groupe GUE/NGL (gauche européenne).

Vera Jourová, c'est la commissaire européenne à la Justice. Jusqu'au dernier moment, la diplomate tchèque aurait exercé, avec son cabinet, une «énorme pression» sur les députés, allant même jusqu'à prendre la parole en plénière pour marteler le point de vue de la commission. «Chose qui se fait rarement en plénière», d'après Vergiat, qui fustige «une pression inadmissible au moment du vote».

«On s'attendait, peut-être, à ce qu'elle ajoute des éléments d'analyse pour justifier le maintien de la position de la Commission. Mais elle s'est juste contentée de réexposer le même discours, sans apporter le moindre élément nouveau, en jouant sur le thème de la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme», ajoute l'eurodéputée à Sputnik.

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Toujours selon Marie-Christine Vergiat, si la Commission «n'a pas voulu se désavouer», c'est probablement parce qu'à travers cette mesure, elle entend faire pression sur la Tunisie pour s'engager, plus rapidement et aux conditions européennes, dans l'Accord de libre-échange concret et approfondi (ALECA), actuellement en négociation entre les deux parties.

«Plutôt qu'une sensibilité politique au sein du Parlement, ou des pays en particulier, c'est le rouleau compresseur de l'administration européenne dans son ensemble qui est derrière cette inscription», confirme, depuis une capitale européenne, un diplomate tunisien approché par Sputnik.

«Une Commissaire européenne qui fait du lobbying jusqu'au dernier moment dans les couloirs du Parlement pour inciter les députés à ne pas désavouer la Commission, surtout pas pour un pays tiers! C'est tout l'esprit, d'ailleurs, des rencontres régulières qui réunissent des représentants du Conseil européen, de la Commission et du Parlement pour apporter plus d'harmonie et parler d'une seule voix. Et tant pis si la décision en question est infondée ou qu'elle cause du tort à un pays tiers!», a expliqué ce diplomate tunisien.

«Ce n'est pas le moment de donner des signes négatifs»… «Nous ne faisons que nous appuyer sur le GAFI»… «Nous allons retirer le pays de cette liste après», aurait ainsi prêché la commissaire européenne à la Justice, d'après une eurodéputée approchée par Sputnik.

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Pour Vergiat, au-delà de l'injustice d'une mesure qui se base sur une partie des travaux du GAFI, en en omettant d'autres, «une liste noire sur les risques de financement du terrorisme qui ne cite, par exemple, ni la Libye ni les pays du Golfe persique, mais retient la Tunisie, a de quoi étonner».

Dans son intervention devant ses pairs, la députée de la gauche européenne avait opposé la jeunesse de la démocratie tunisienne, et le soutien dont elle avait besoin de la part de l'Europe qui est, de loin, son premier partenaire stratégique. Un argument invoqué par les autorités tunisiennes, mais qui ne doit pas cacher les manquements dont ses différents services se seraient rendus coupables, d'après des observateurs tunisiens.

«Une injustice», mais aussi des dysfonctionnements

Quelques heures seulement après l'échec de la motion de rejet, le Chef du gouvernement limoge le gouverneur de la Banque centrale tunisienne (BCT), Chedly Ayari. Une décision qui vient sanctionner des manquements de la part de la CTAF, la Commission tunisienne des analyses financières, un organisme présidé par le gouverneur de la BCT, et qui est en première ligne dans la collaboration avec le GAFI.

Pour l'ancien Directeur général des Finances extérieures de la Banque centrale tunisienne, Habib Sfar, le limogeage vient sanctionner, entre autres choses

«Un retard dans l'établissement du rapport national d'évaluation des risques, demandé par le GAFI, un certain relâchement au niveau du contrôle prudentiel en matière de lutte contre blanchiment, favorisé par un manque de mobilisation des ressources humaines nécessaires. À telle enseigne que la BCT a demandé aux commissaires aux comptes d'évaluer le dispositif de chaque banque qu'ils auditent; alors que ce contrôle devait être fait par la BCT elle-même», a déclaré Sfar à Sputnik.

Tant l'inscription sur la «liste noire» que le limogeage qui s'en est suivi tombent mal pour une Tunisie qui s'apprêtait, dans les prochaines semaines, à entrer sur le marché financier international. Un emprunt obligataire pour lever un milliard de dollars sera lancé pour boucler le schéma de financement du budget de 2018. Au cœur de cette procédure, une Banque centrale, «clouée au pilori, et dont l'image, comme celle du pays, vient d'être entachée».

«Nous refusons que Chedly Ayari serve de bouc émissaire!», objecte, pour sa part, une partie de l'opposition, qui pointe voit derrière ce classement des défaillances de gouvernance et de coordination relevant de la responsabilité du Gouvernement dans son ensemble.

«Nous avons échoué à réformer nos institutions financières et bancaires. Néanmoins, notre parti est contre le limogeage du gouverneur de la Banque centrale qui a été désigné comme bouc émissaire, d'autant plus que son mandat devait prendre fin dans quelques mois.»

Il aura fallu, en outre, que le Règlement délégué de la Commission européenne intervienne pour que le ministère des Finances se rende compte que son «ré-rating» par le GAFI n'avait pas été acté au niveau du site officiel de l'organisation, où la Tunisie était rangée à tort sous le libellé «juridictions à haut risque et non coopératives». Une anomalie corrigée vers la toute fin du mois de janvier. La position européenne s'est-elle, en plus, confortée de cette méprise découverte tardivement?

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