Y a-t-il un lien de cause à effet entre la situation ukrainienne et les coups d’État en Afrique?

© REUTERS / RTB / Reuters TVSidsore Kader Ouedraogo, porte-parole du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) à Ouagadougou, le 24 janvier 2022
Sidsore Kader Ouedraogo, porte-parole du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) à Ouagadougou, le 24 janvier 2022  - Sputnik Afrique, 1920, 26.01.2022
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Dans un entretien à Sputnik, le géopolitologue algérien Dr Farid Benyahia analyse l’évolution de la crise ukrainienne, soulignant que le risque de guerre entre les grandes puissances est très peu probable. Il estime que les jeunes militaires putschistes dans certains pays africains comprennent l’enjeu de cette crise et tentent d’en profiter.
Le 21 janvier, le secrétaire d’État américain et le chef de la diplomatie russe se sont rencontrés à Genève pour évoquer la crise en Ukraine et tenter d’aplanir les fortes divergences de point de vue sur fond de risque de déclenchement d’un conflit régional aux conséquences incalculables pour la sécurité mondiale.
"Nous avons convenu que nous allions nous présenter des réponses écrites la semaine prochaine à nos propositions", a déclaré Sergueï Lavrov, soulignant que lui et Antony Blinken étaient "d'accord qu'un dialogue raisonnable est nécessaire" pour que "la tension retombe".
C’est dans ce contexte qu’un quatrième coup d’État a été exécuté en Afrique. En effet, après le Soudan, le Mali et la Guinée-Conakry, la junte militaire a pris le pouvoir dimanche 23 janvier au Burkina Faso, pays membre de la Force G5 Sahel, quelques jours après l’échec d’une première tentative.
Le monde se dirige-t-il à court terme vers un conflit total, dont l’Ukraine serait l'épicentre? Quelle est la place de l’Otan dans ce qui passe actuellement en Ukraine? Que peut-elle réellement faire?
Par ailleurs, à la lecture de ce qui se dessine en Europe de l’Est, quels pourraient être les impacts probables sur l’Afrique, notamment sur le Maghreb et le Sahel? La multiplication des coups d’État, soutenus et adoubés par les populations, est-elle un signe que les Africains tentent de profiter du bras de fer est-ouest pour s’émanciper de la tutelle occidentale, notamment française, américaine et britannique? Dans ce cas, une puissance régionale comme l’Algérie, proche de la Russie, de la Chine et de l’Iran, peut-elle être tentée de prendre le leadership dans cette région d’Afrique?

Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Farid Benyahia, politologue et chercheur en questions géopolitiques et économiques. Pour lui, "en dépit de tous les parallèles qui peuvent être faits avec d’autres situations dans l’histoire à chaque fois que le capitalisme financier international est en crise [comme lors des Première et Seconde Guerres mondiales, ndlr], la probabilité pour qu’un conflit mondial puisse éclater en Ukraine entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Otan d’un côté, et la Russie et ses alliés de l’autre, est quasiment nulle, et ce pour plusieurs raisons. Néanmoins, il faut être conscient que c’est un monde tout à fait nouveau et totalement différent de celui qui a été façonné en février 1945 lors de la conférence de Yalta [par Franklin D.Roosevelt, Joseph Staline et Winston Churchill, ndlr], puis pendant la guerre froide (1947-1991) et enfin durant ces trente dernières années, dominées d’une manière unipolaire par l’hyperpuissance américaine, qui est en train de voir le jour. Pour la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) et l’Afrique, c’est également la mort des accords de Sykes-Picot (1916) et de l’ordre établi par la Conférence de Berlin (1884-1885) qui ont consacré leur partage par les ex-puissances coloniales".

Quel état des lieux?

"En 2020, dans le contexte de la pandémie de Covid-19, la dette mondiale a connu une augmentation de 28% par rapport à l’année précédente, la plus forte depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour atteindre le montant astronomique de 226.000 milliards de dollars, soit 256% du PIB mondial de la même année, selon les dernières statistiques du Fonds monétaire international (FMI)", affirme le Dr Benyahia. À cet effet, il souligne que les "prêts contractés par les États représentent près de 40% de la dette mondiale, soit 99% du PIB mondial".
Et d’ajouter que "ce sont les pays avancés qui ont le plus augmenté leur endettement public, passé d’environ 70% du PIB mondial en 2007 à 124% en 2020. Ces pays et la Chine sont responsables de plus de 90% des 28.000 milliards de dollars de dette supplémentaire contractée en 2020. À ce niveau d’endettement, si nous soustrayons la partie qui correspond aux services dans le PIB mondial, nous remarquons que la contribution de la production (industrie, transformation et agriculture), secteur sensé rembourser l’essentiel de la dette, dépasse de peu les 25% de ce PIB. Ce qui veut dire que cette dette est tout simplement irremboursable".

Quel "lien entre les crises économiques et les guerres du XXe siècle"?

À bien des égards, explique l’expert, la situation actuelle de l’économie mondiale "ressemble dans sa dynamique à celle des années 1930, déclenchée par la crise boursière de 1929. Dans son livre +Tragédie et espoir+ publié en 1966, le célèbre historien américain Carroll Quigley, par ailleurs professeur à l’université de l’ex-Président américain Bill Clinton, avance le concept de +l’écart déflationniste+ qui caractérise l'excédent d'épargne sur l'investissement générant l’insuffisance de pouvoir d'achat dans le système économique. C’est selon la méthode choisie pour résoudre la question de +l’écart déflationniste+ que le Pr Quigley arrive à démontrer le lien entre les crises économiques et les deux guerres du XXe siècle".
Dans le même sens, il rappelle qu’"entre la destruction de biens, l’abaissement de l'offre de biens ou l’augmentation de l'offre de pouvoir d'achat et la production de biens qui n'entrent pas sur le marché, pour réduire +l’écart déflationniste+, la meilleure solution consiste en réalité dans des investissements publics dans des biens d'équipement productifs qui augmentent la richesse nationale et le niveau de vie. Cette démarche est farouchement rejetée par les intérêts privés, financiers et bancaires en tête. Ainsi, à défaut, les pays occidentaux préfèrent augmenter les dépenses militaires pour combler +l’écart déflationniste+, comme dans les années 1930".

Dans ce contexte, il est facile de comprendre "pourquoi les États-Unis, qui financent 70% des dépenses de l’Otan et 20% de son budget de fonctionnement, ont prévu 768 milliards de dollars pour la Défense en 2022, soit près de 40% du total des dépenses mondiales, dont quatre milliards d’aide militaire à l’Europe et 300 millions à l’Ukraine", estime l’interlocuteur de Sputnik. "Les Américains ont besoin de créer des tensions dans le monde pour continuer à faire tourner leur économie à asseoir leur domination. Entre 1945 et 2014, sur les 248 conflits militaires ayant eu lieu dans 153 régions du monde, l’armée américaine en a lancé 201".

"Des objectifs tactiques à court terme"

Le bras de fer qui se déroule actuellement en Ukraine entre les États-Unis et l’Otan d’un côté, et la Russie, tête de pont militaire de l’axe eurasiatique Moscou-Pékin-Téhéran, de l’autre "vise en réalité des objectifs tactiques à court terme", affirme Farid Benyahia. En effet, selon lui, pour l'axe Russie-Chine-Iran, il s'agit de délimiter leur zone d'influence que le bloc occidental – mené par les Anglo-saxons – est tenu de respecter. Alors que pour l'axe Washington-Londres et leurs vassaux européens ou asiatiques, il s'agit de prouver que les États-Unis sont toujours là pour défendre l'Europe, ce qui va permettre de redonner sens et vie à l'Otan et d'enterrer définitivement le projet de défense européenne. Ainsi, les Américains pourront s'assurer que la Russie ne s'aventure pas à venir en Europe pour concrétiser son projet eurasiatique de Lisbonne à Vladivostok. Cette crise prendra fin d'ici le mois de juin, une fois que l'équilibre de la terreur aura été établi et que chacun saura où sont ses limites. Le point culminant du risque majeur d’une confrontation, y compris thermonucléaire, entre les deux blocs sur le contrôle de l'Europe, de l'Afrique et de la monnaie d'échange internationale est prévisible à l'horizon 2050-2060, comme l’affirment certains stratèges américains, s'il n'y a évidemment pas de changement de paradigme au profit d'un monde tourné vers la paix et le développement mutuel".

Quid des conséquences sur l’Afrique?

Enfin, le Dr Farid Benyahia juge que "les coups d’État qui ont eu lieu dans certains pays africains ont été exécutés par des militaires jeunes panafricanistes dans leur majorité, conscients des changements qui s’opèrent dans la géopolitique mondiale et aspirent, à l’instar de leurs aînés comme le capitaine Thomas Sankara, à débarrasser leurs pays et leurs peuples des affres du néocolonialisme, contrôlé par les Américains, via le FMI, la Banque mondiale et la Banque des règlements internationaux (BRI), la France via la Françafrique et le franc CFA et le Royaume-Uni via la finance internationale. Ces jeunes dirigeants veulent une coopération étroite avec la Russie et la Chine, espérant avoir les moyens de leurs politiques d’indépendance, sur fond d’affaiblissement de ces puissances et du contexte de la présidentielle en France".

"En tant que puissance régionale, l’Algérie a les moyens humains et militaires pour s’imposer au Maghreb et au Sahel, notamment dans le contexte de la nouvelle Constitution du pays qui autorise, avec l’accord du Parlement, l’armée algérienne à mener des opérations à l’extérieur en cas de nécessité. Elle peut également recourir à la création de sociétés de sécurité privées qu'elle pourrait déployer dans ces pays avec l'accord de leur gouvernement. Cependant, Alger a également besoin de la Russie, de la Chine et de l’Iran pour moderniser encore son armée et la doter de hautes technologies toujours renouvelées, mais aussi à construire une économie forte, pérenne et résiliente, à la hauteur de son statut régional et continental", conclut-il.

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