La traite d'êtres humains est florissante en Libye et rien n’est fait pour y remédier. Pourquoi?

© Sputnik . Vladimir Fedorenko / Accéder à la base multimédiaVille de Benghazi
Ville de Benghazi - Sputnik Afrique, 1920, 13.01.2022
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Le désert libyen abrite plusieurs camps de migrants clandestins: ceux-ci tentent de rejoindre l’Europe depuis leur pays en passant par le territoire libyen, mais tombent entre les mains d’une mafia qui se livre au trafic d’êtres humains. Sputnik a mené l’enquête et a découvert pourquoi le gouvernement libyen reste les bras croisés.
Amany Ahmad, Algérien de 40 ans, et cinq autres personnes ont tenté de se rendre illégalement en Europe mais ont été rattrapés par un gang de trafiquants d’êtres humains. Ils ont été capturés et transportés sous le soleil brûlant à travers le désert, depuis la région frontalière algérienne de Ghadamès jusqu’en Libye. Les gangs revendaient régulièrement les personnes réduites en esclavage. Après l’une des reventes, ils sont parvenus à payer et ont été libérés. Mais ils ne sont jamais arrivés en Europe et ont dû retourner en Algérie. Amany est maintenant prêt à dire la vérité sur ce qui lui est arrivé.

L’histoire de sa captivité

En mai 2021, des passeurs ont promis de faire passer six Algériens en Italie et Amany Ahmad était l’un d’entre eux. Mais après avoir payé 350 dollars pour le transfert, ils se sont retrouvés à Ghadamès, à la frontière entre la Libye et l’Algérie. Puis une personne qui s’est présentée comme Youbas les a emmenés à travers le désert vers une zone inconnue en Libye.
Là-bas, ils se sont retrouvés dans un camp: c’était une zone fermée et déserte, avec seulement un petit entrepôt. Quelque 500 personnes de différentes nationalités y étaient logées. Ils avaient une chose en commun: ils avaient tenté d’entrer illégalement en Europe et s’étaient retrouvés comme esclaves en Libye.
Pendant environ cinq mois, Amany a été vendu d’un gang à l’autre. Il a été transféré dans des camps situés dans les provinces de Sabratha, d’Az Zaouiyah et probablement d’autres encore.
Pour ramener Amany chez lui, sa famille a dû payer environ 3.000 euros: une somme incroyable pour une famille algérienne pauvre. Ils sont restés en contact avec lui par l’intermédiaire du même Youbas, qui était censé l’envoyer, lui et ses camarades, en Italie. Les proches d’Amany ont dû accepter une "rançon en rond" afin de non seulement le libérer, mais aussi qu’il soit autorisé à retourner sur le territoire algérien sans être menacé d’être capturé par d’autres gangs. C’est pourquoi le montant de la rançon a augmenté de façon spectaculaire, alors que les passeurs avaient initialement fixé son montant à 1.000 euros.
Le cas d’Amany Ahmad n’est pas isolé. Selon l’ancien ministre libyen de l’Intérieur Saleh Rajab, la traite des êtres humains et les camps illégaux sont apparus en Libye en 2011, après le début de la guerre civile et le renversement du gouvernement de Mouammar Kadhafi.

"En 2018, le bureau du procureur libyen a déclaré avoir émis des mandats d’arrêt contre 205 personnes pour traite d’êtres humains et autres crimes qui y sont liés. Même à l’époque, il était clair que les forces de sécurité et certains fonctionnaires étaient impliqués dans ce réseau. La justice examine toujours l’affaire", a-t-il déclaré.

Où mènent les rêves d’émigrer

Mohammad Rasheed, Marocain de 30 ans,voulait également se rendre en Italie: seulement, il a eu affaire à plusieurs intermédiaires. C’est pourquoi les conditions de sa détention en Libye étaient plus dures.
Comme il l’explique, les passeurs entrent en contact avec les jeunes et leur proposent de les aider à émigrer illégalement vers l’Europe. Toutes ces routes passent par le territoire libyen: c’est là qu’ils deviennent esclaves. La plupart des camps de migrants sont situés dans le centre de la Libye, dans des endroits déserts où seuls des Bédouins nomades se rendent de temps à autre, et les victimes sont donc plus difficiles à trouver. Les gangs contactent ensuite les familles des personnes capturées et exigent une rançon. S’ils ne l’obtiennent pas, ils les revendent à d’autres gangs. Le montant de la rançon augmente alors: il faudra payer à tous les bandits, par les mains desquels le malheureux prisonnier aura passé.

La rançon

"La rançon est généralement une somme d’argent relativement importante: environ 1.500 dollars américains en moyenne. Les trafiquants l’exigent des familles des victimes. Le montant de la rançon est fonction de l’état physique de la victime et du niveau de l’aisance de sa famille. Néanmoins, le montant final est négociable. Les bandits essaient de l’augmenter quasiment jusqu’au moment de la remise la victime à sa famille", a déclaré Abdel Monayem al-Zayedy, secrétaire général de l’Organisation arabe des droits de l’homme en Libye.

Il a également souligné que les victimes ne sont en sécurité qu’après avoir franchi la frontière libyenne.

Des itinéraires

Selon Mohammad Rasheed, la route depuis le Maroc a été plus compliquée: ils ont d’abord franchi la frontière avec l’Algérie, traversant d’ouest en est le pays voisin, puis sont entrés en Libye. L’étrangeté de cet itinéraire ne les a pas gênés au départ.
Sur le territoire libyen, les passeurs qui les accompagnaient ont fait porter à tout le monde un niqab et une burqa: le fait d’avoir des femmes dans la voiture garantit un examen minimal. Après avoir passé la frontière algéro-libyenne, ils ont atteint un camp au milieu du désert libyen. Il ressemblait lui aussi à un entrepôt où étaient détenus des centaines de migrants capturés.
"Après nous avoir capturés, ils ont exigé 1.000 euros à chacun d’entre nous: ils utiliseraient cet argent pour nous préparer un bateau pour l’Italie. Nous avons payé. Mais deux jours plus tard, nous nous sommes retrouvés non pas en Italie, mais dans le camp d’un autre passeur, aussi au milieu du désert. Un jour plus tard, il nous a également réclamé 1.000 euros, et a menacé de nous tuer ou de nous laisser au milieu du désert si nous ne le faisions pas", se souvient Mohammad.

La mafia

Parlant de sa captivité en Libye, le Marocain poursuit:
"Quand je leur ai dit que je n’avais plus autant d’argent, ils m’ont dit de contacter ma famille pour qu’elle donne la bonne somme à un intermédiaire au Maroc. Mais tout cela devait se dérouler dans le plus grand secret, sinon j’aurais été tué. Une fois que les passeurs ont reçu la rançon, ils nous ont fait sortir de l’entrepôt pour nous emmener vers les bateaux et nous ont dit d’y monter et de partir. Quelle ne fut pas notre surprise de voir qu’ils ont transmis l’information à la police locale pour qu’elle nous arrête. Après cela, ils nous ont ramenés au camp: seulement maintenant, ils ont commencé à nous battre, à nous maltraiter, tout en exigeant encore plus d’argent à nos familles."

Le chemin de retour

"Cinq mois après, je n’en pouvais plus et j’ai décidé de rentrer au Maroc sans aller en Italie. Pour cela, j’ai dû encore faire appel aux passeurs. En mai dernier, j’ai réussi à le faire, mais au cours de plusieurs mois qui ont précédé, ma famille avait donné quelque 3.500 euros à des marchands d’esclaves libyens", conclut Mohammad Rasheed.

Il a donné les noms des passeurs qui font passer des personnes du Maroc vers la Libye: Hajj Haytham, al-Bija, Hajj Youbas, Hajj Khalifa, Hajj Osama, Mihnad et Hajj Maryam. Mais le ministère libyen de l’Intérieur est convaincu que ces noms ne sont que des noms d’emprunt des membres de la mafia qui se livre au trafic d’êtres humains.
Les forces de sécurité libyennes disposent d’une liste de trafiquants d’esclaves qui comprend environ 200 noms. Certains d’entre eux ont déjà été arrêtés, d’autres sont recherchés.
De son côté, la militante marocaine des droits de l’homme Fatima Boughanbour a souligné que plus de 1.500 ressortissants marocains ont disparu en Libye depuis 2016, soit devenus esclaves, soit emprisonnés dans des prisons d’État pour avoir tenté de franchir illégalement la frontière, soit noyés en Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe par la mer.

Et l’Onu dans tout ça?

Le Conseil de sécurité des Nations unies est au courant de la traite des êtres humains en Libye. Selon la résolution 2546 adoptée en 2020 par le Conseil de sécurité des Nations unies, les États membres ont le droit d’inspecter les navires naviguant en haute mer au large des côtes libyennes s’il y a des soupçons de trafic de migrants et de traite des êtres humains. Mais cela reste théorique alors que, dans la pratique, les navires ne sont pas inspectés à chaque fois.

Qui patronne la mafia libyenne?

En février 2018, un comité d’experts de l’Onu a envoyé un rapport au Conseil de sécurité, soulignant une hausse significative de la traite des êtres humains en Libye. Ils ont également mis en garde contre une éventuelle collusion entre les forces de sécurité libyennes et les passeurs.
Cette conclusion s’appuie sur les témoignages de migrants illégaux érythréens: ils ont été arrêtés à Tripoli en 2016, lorsque des bandits les ont remis à des agents du ministère de l’Intérieur "contre de l’argent".
Les interlocuteurs de Sputnik font également état de cas similaires: les bandits remettent souvent les captifs aux forces de sécurité après avoir reçu des rançons de la part des familles. Parfois, les camps de migrants sont situés sur des territoires appartenant au ministère de l'Intérieur ou aux prisons publiques.

Les faits confirmés du côté libyen

Des soupçons similaires sont confirmés du côté libyen. L’ancien ministre libyen de l’Intérieur Saleh Rajab a confirmé que des cas de connivence entre les forces de sécurité et les trafiquants d’esclaves avaient effectivement eu lieu.
"Nous ne pouvons pas nier ce fait. Malheureusement, il y a un problème de lien entre la mafia et les forces de sécurité. Mais ce n’est pas propre à notre pays: la tendance est caractéristique de tous les pays où le pouvoir est faible et la situation interne est difficile. Ces liens se sont développés depuis 2011 et le gouvernement n’est toujours pas en mesure d’y mettre fin", a-t-il déclaré.
Dans le même temps, il a noté que les passeurs avaient initialement enlevé non seulement des migrants illégaux, mais aussi des citoyens libyens.

Des détenus demandant de l’aide

Tous les témoignages confirment que la mafia qui se livre au trafic d’êtres humains opère uniquement sur le territoire libyen. Et que la "rançon en rond", comme l’appellent les passeurs et les victimes, existe bel et bien.
Certaines des photos et vidéos d’anciens prisonniers des camps libyens montrent les conditions dans lesquelles les migrants étaient détenus. Il existe même des enregistrements des conversations avec des passeurs menaçant de tuer tous les captifs si leurs proches ne paient pas la somme exigée.
Un de ces enregistrements a été donné à Sputnik par la Marocaine Fatima. Son frère est allé illégalement en Europe en octobre dernier. La communication avec lui a été coupée pendant un certain temps. Plus tard, elle a été contactée par des intermédiaires depuis la Libye qui lui ont annoncé que son frère était en détention. Dans des messages vocaux, ils lui ont demandé de payer une "rançon" à l’un de leurs intermédiaires à Casablanca. Car son frère était torturé, il a menacé de se suicider si sa famille ne versait pas la somme requise pour sa libération.
Dans l’un des enregistrements, un membre du gang menace la famille de tuer le prisonnier si elle ne paie pas la somme exigée.
Les messages vocaux, les vidéos avec des menaces de mort se sont avérés être un moyen normal d’extorquer de l’argent pour les trafiquants d’esclaves en Libye. Mais il y a aussi des messages où les captifs demandent aux hommes politiques ou aux militants des droits de l’homme d’intervenir et de neutraliser la mafia.
Sputnik a eu à sa disposition une liste assez longue de noms de migrants kidnappés et de lieux de détention ou du moins d’endroits d’où proviennent les demandes de rançon. Ainsi, des camps de migrants ont été signalés à Bir al-Ghanam, Eiz Zara, Zaouïa, Sabratha, El Azizia, Al-Hira, ainsi que plusieurs camps près d’Al-Sikka.
Mais Fatima Boughanbour, militante marocaine des droits de l’homme, estime que le nombre de personnes réduites en esclavage se compte en milliers. Jusqu’à 1.500 prisonniers pourraient être originaires du seul Maroc. Elle a souligné que la plupart d’entre eux font l’objet de tortures et de passages à tabac constants.
Elle a confirmé que les familles des personnes enlevées remettent également ces vidéos et messages vocaux aux organisations de défense des droits de l’homme. Cependant, il est presque impossible de retrouver et d’attraper les intermédiaires sur le territoire marocain: la rançon est retirée à chaque famille par des personnes différentes, et les forces de l’ordre locales perdent à chaque fois leur trace.
Cependant, les forces de sécurité ne restent pas les bras croisés. Abdel Monayem al-Zayedy, secrétaire général de l’Organisation arabe des droits de l’homme en Libye, a déclaré avoir aidé les forces de l’ordre à libérer un Soudanais qui avait été enlevé près de la ville de Beni Ulid, dans le nord-ouest de la Libye. Les passeurs exigeaient environ 6.000 dollars pour sa libération et la famille a été contrainte de rassembler cet argent. Mais au moment de la remise de l’otage, le gang de passeurs a été arrêté.

Des policiers véreux

Ces cas ne sont pourtant pas nombreux. Ceux qui collaborent avec la mafia sont beaucoup plus nombreux parmi les forces de l’ordre libyennes.
"La plupart des agents du service d’immigration clandestine et des gardes-côtes sont des jeunes qui veulent gagner de l’argent rapidement et obtenir des privilèges de la part de l’État. Seulement, ils ne sont pas toujours aux ordres du ministère de l’Intérieur, et ont souvent des affaires véreuses avec la mafia qui fait de la traite d’êtres humains. Au bout du compte, il ne s’agit pas d’agents des forces de sécurité, mais de civils qui ont simplement décidé de gagner plus d’argent et d’avantages. Peu importe de quelle manière", a déclaré al-Zayedy.
Le militant libyen des droits de l’homme a également noté qu’un certain nombre d’agents chargés de la lutte contre l’immigration clandestine sont directement liés aux passeurs et à leurs camps. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs suivi une formation dans des pays de l’UE.

La réponse du Service de contrôle des migrations

Sputnik a contacté le service libyen de contrôle des migrations. Le général Rafi al-Barghouty, responsable de la direction de l’immigration clandestine dans les provinces de l’est, a déclaré qu’aucune violation des droits des migrants n’a été enregistrée dans l’est du pays, selon ses informations.

"Je peux dire de manière certaine que de Syrte à la frontière orientale, il n’y a pas de camps ou de cas de ce genre. La situation est sous notre contrôle. Il y a peut-être des cas similaires dans l’ouest de la Libye, mais je n’ai pas d’informations concernant cette région", a-t-il expliqué.

Et d’ajouter:
"Lorsque des migrants illégaux sont arrêtés, nous agissons conformément à la loi et fournissons les premiers soins: en règle générale, ils ont tous besoin de premiers soins et d’eau. Par la suite, nous les expulsons vers leur pays d’origine après accord préalable avec les services de migration de l’autre État."
Selon lui, quelque 800 ressortissants égyptiens, qui se trouvaient dans un camp dans le sud-est du pays, ont été libérés par ses agents en décembre dernier.
En juin 2018, le Conseil de sécurité de l’Onu a annoncé des sanctions contre six personnes pour leur implication dans la traite des êtres humains: il s’agit de Musab Abu Qurein, Muhammad Kashlaf, Abd al-Rahman Milead, Hermias Jermai, Fataoui Abd al-Razzak et Ahmad Umar al-Dabbashi.
Mais ils n’ont pas été arrêtés en Libye, car les autorités ne savent pas où ils se trouvent. Seul Abd al-Rahman Milead a récemment été aperçu lors des célébrations à l’occasion de la réouverture de l’Académie des études maritimes à Tripoli.
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