Soulèvement au Kazakhstan: Moscou envoie des troupes pour éviter un scénario à la syrienne
17:48 06.01.2022 (Mis à jour: 18:06 10.01.2022)
© AFP 2024 HANDOUTLa Russie envoie des troupes au Kazakhstan
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Au bord du chaos, le Kazakhstan appelle à l’aide. Moscou a dépêché des troupes pour rétablir l’ordre dans son étranger proche. La Russie s’inquiète de la situation et du danger islamiste en Asie centrale, qui pourrait s’étendre à ses frontières.
Il y a de l’eau dans le gaz au Kazakhstan. Suite à la hausse des prix de l’or bleu, d’importantes manifestations se sont déroulées dans les villes de province, avant d’atteindre le poumon économique du pays, Almaty. En à peine trois jours, cette crise a déjà fait des dizaines de morts et au moins un millier de blessés, dont dix-huit tués chez les forces de l’ordre et 700 blessés parmi les manifestants. Face à l’explosion de violence, le pouvoir central a opté pour la manière forte. Le président Kassym-Jomart Tokaïev a limogé le gouvernement et a décrété l’état d’urgence dans tout le pays. De surcroît, il a envoyé des blindés pour récupérer les bâtiments gouvernementaux qui avaient été pris d’assaut par les émeutiers.
In #Kazakhstan, thousands flocked to the streets to protest rising fuel prices & a collapsing economy. Hours later, the Kazakh govt resigned. Take a look.pic.twitter.com/ys8UFkYr6M
— Steve Hanke (@steve_hanke) January 5, 2022
En outre, pour s’assurer du retour de l’ordre, le chef d’État kazakh a sollicité l’aide de ses alliés. "J’ai appelé aujourd’hui les chefs des États de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) à aider le Kazakhstan à vaincre la menace terroriste", a déclaré le Président Tokaïev. Cette alliance sécuritaire a été fondée en 2002 par les six anciennes républiques soviétiques de la région. Moscou conçoit cette alliance comme une forme d’Otan eurasiatique.
Des "gangs terroristes" à l’assaut du Kazakhstan?
Partageant 6.846 km de frontières communes avec le Kazakhstan, la Russie a décidé d’envoyer des troupes pour épauler son allié historique. "C’est assez étonnant de la part de Moscou", estime toutefois un ancien diplomate français en Russie, qui a préféré garder l’anonymat.
"Il y avait eu des soulèvements en 2019 lors du changement de pouvoir et la Russie s’était cantonnée à un rôle passif, appelant à la désescalade. Moscou n’est pas intervenu directement dans la crise du Kirghizistan en octobre 2020 ni lors des affrontements entre le Kirghizistan et le Tadjikistan en avril 2021", souligne-t-il.
Pourtant, compte tenu de la situation, Moscou a annoncé l’envoi d’une "force collective de maintien de la paix […] pour une période limitée afin de stabiliser et de normaliser la situation", a indiqué la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova. Cette inhabituelle implication militaire résulterait d’un climat sécuritaire préoccupant pour les deux pays. En effet, le Président kazakh a affirmé que des "gangs terroristes" ayant "reçu un entraînement approfondi à l’étranger" étaient à la tête des manifestations. À en croire l’ancien diplomate, cette menace est à prendre au sérieux:
"Même si les pouvoirs autoritaires usent de cette rhétorique de l’ingérence extérieure, ce n’est pas infondé. Ils ont des raisons de croire que des tentatives de déstabilisation proviennent de l’extérieur. Il faut rappeler que le Kazakhstan fait partie de l’émirat du Turkestan de Daech*."
Si les preuves d’une implication djihadiste manquent pour l’heure, il n’en demeure pas moins que des mouvements pourraient profiter du chaos dans le pays. Le danger terroriste n’est pas nouveau en Asie centrale. Dans un passé récent, les anciennes républiques d’Asie centrale ont été secouées par une série d’attentats. En 2004, le groupe Union du djihad islamique a mené une attaque suicide à Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan. En 2010, le mouvement extrémiste Jaysh Al-Mahdi a revendiqué plusieurs attentats au Kirghizistan. En 2011, le groupe Jund Al-Khalifat a perpétré une série d’attaques au Kazakhstan. "La prise de Kaboul par les talibans* a galvanisé ces cellules régionales", explique l’ancien diplomate. En effet, les principaux groupes djihadistes dans la zone entretiennent des liens plus ou moins actifs avec les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
Le Kazakhstan sous influence
De surcroît, la proximité géographique avec le Xinjiang chinois fait du Kazakhstan un pays en proie aux menaces du mouvement islamique du Turkestan oriental (MITO). "À l’Est du pays, les populations sont ouïghoures, il y a toujours eu des liens transfrontaliers", explique l’ancien représentant français en Russie. À cela s’ajoutent les répercussions du conflit syrien. Plusieurs milliers d’habitants d’Asie centrale ont rejoint l’État islamique* en Irak et en Syrie. Entraînés et aguerris, ceux qui réussiraient à entrer pourraient s’en prendre directement aux intérêts russes.
"C’est une situation qui préoccupe au plus haut point le gouvernement russe. Moscou craint que l’Asie centrale ne se transforme en véritable poudrière pour les islamistes."
Mais derrière l’aspect sécuritaire, Moscou entend également rassurer un allié historique. Le Kazakhstan est membre de l’Union économique eurasiatique. D’ailleurs, les deux pays ont signé le 22 décembre 2021 un accord de coopération dans la cybersécurité, les renseignements et la lutte contre le terrorisme. "20% de la population est d’origine russe et la seconde langue du pays et le russe", rappelle l’ancien diplomate. Outre les liens culturels et linguistiques, c’est au Kazakhstan que se trouve le plus grand cosmodrome du monde, construit en 1955 à Baïkonour. Malgré l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, le site de lancement reste vital pour Moscou, et le Kazakhstan stratégique pour la Russie. Elle n’est d’ailleurs pas la seule.
"C’est l’étranger proche pour Moscou, c’est en quelque sorte sa chasse gardée avec les liens historiques et économiques qui sont forts. Mais le Kazakhstan a une diplomatie multivectorielle. Il y a les Chinois qui s’y intéressent avec la roue de la soie, mais également, de plus en plus, la Turquie", constate l’ancien diplomate français en Russie.
En 2021, le Kazakhstan a acquis des drones et des blindés auprès d’Ankara. La Turquie use de sa rhétorique panturquiste pour rallier Astana. Une rhétorique qui commence à porter ses fruits. "Notre objectif est de faire du monde turc l’une des régions économiques, culturelles et humanitaires les plus importantes du XXIe siècle", a déclaré le Président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, lors d’un sommet de l’Organisation des États turciques (OET) en mars 2021. De plus, le 7 décembre 2021, le ministère kazakh de la Défense a reconduit un accord quinquennal de coopération militaire avec les États-Unis.
Entre le défi sécuritaire islamiste et la concurrence d’acteurs régionaux et internationaux, Moscou a donc trop à perdre en restant passif face à la crise kazakhe.
* Organisations terroristes interdites en Russie.