Visés par Daesh, les talibans ont tout à perdre ou tout à gagner
18:24 27.08.2021 (Mis à jour: 22:23 08.04.2023)
© AFP 2024 JAVED TANVEERTalibans Kaboul
© AFP 2024 JAVED TANVEER
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Plus de 85 morts. C’est le lourd bilan de l’attentat de Kaboul revendiqué par Daesh. Une menace terroriste que les talibans devront éradiquer s’ils veulent obtenir la reconnaissance internationale et légitimer leur pouvoir. Ce qu’ils essaient de faire depuis 2015, souligne David Rigoulet Roze, géopolitologue.
Pour l’État islamique (EI)*, l’occasion était trop belle. Depuis la prise de Kaboul par les talibans* le 15 août dernier, la capitale afghane était plongée dans une transition chaotique. Entre le retrait désordonné des forces américaines, la foule d’habitants apeurés stationnant sur le tarmac et le rapatriement des délégations occidentales, Daech* a fait son apparition. L’EI a revendiqué le double attentat suicide du 26 août, aux abords de l’aéroport. Cette attaque terroriste a tué plus de 85 personnes, dont 12 soldats américains. C’est l’action contre les troupes américaines la plus meurtrière en Afghanistan depuis 2011.
Le chef de la CIA rencontre le chef des talibans
Alors que les nouveaux maîtres de Kaboul fêtaient leur grand retour au pouvoir, les terroristes de Daesh ont voulu démontrer qu’ils restaient présents sur le théâtre afghan. Une présence qui vient entraver les plans des talibans. «C’était prévisible, même annoncé», observe David Rigoulet-Roze, rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques.
" Malheureusement, il n’y a pas vraiment de surprise. D’ailleurs, dès le 20 août, le président Joe Biden avait par anticipation insisté à propos des évacuations massives de l’aéroport de Kaboul qu’il ne pouvait « pas promettre ce que serait l’issue finale » car elles constituaient « l’une des opérations les plus complexes de l’histoire ». En précisant aussitôt qu’elles représentaient « des risques » pour les forces armées et qu’il y aurait "peut-être des pertes ". Il y a deux jours, les Britanniques, les Américains et les Australiens avertissaient sur un risque « très élevé » et même « imminent » d’un attentat autour voire dans l’aéroport Hamid Karzai de Kaboul ou étaient concentrés des milliers d’Afghans cherchant à fuir le pays. Autant dire une opportunité exceptionnelle pour Daesh en termes de visibilité internationale", résume-t-il au micro de Sputnik.
L’immixtion de Daesh sur la scène afghane pourrait à la fois révéler et accentuer les jeux d’alliances. Principalement, pousser les anciens ennemis américains et talibans à coopérer. Une collaboration qui serait une «alliance objective, pour le moins paradoxale», précise le géopolitologue. En clair: l’ennemi de mon ennemi serait donc mon allié.
🇦🇫 CARNAGE À KABOUL : Chaos et "panique totale" à l'aéroport de #Kaboul. Plus de 70 morts et 150 blessés dans un double attentat à la bombe.
12 soldats américains ont été tués et 15 blessés. Réunion de crise avec Joe Biden dans la "situation room" à la Maison Blanche. (BBC / AP) pic.twitter.com/UBScu3D2NB
12 soldats américains ont été tués et 15 blessés. Réunion de crise avec Joe Biden dans la "situation room" à la Maison Blanche. (BBC / AP) pic.twitter.com/UBScu3D2NB
C’est justement cette collusion américano-talibane qui serait la cause de la double explosion à Kaboul. Les djihadistes de Daesh auraient commis cet attentat pour reprocher les liens avec l’Occident. En catimini, le directeur de la CIA William J. Burns a tenu une réunion secrète le 23 août avec le chef des talibans Abdul Ghani Baradar. «Ce n’est pas anodin si le chef de la CIA se déplace en personne», commente David Rigoulet-Roze. L’entretien aurait principalement porté sur la sécurité des derniers ressortissants étrangers, mais également sur la menace terroriste planant sur la capitale afghane.
Les Américains s’apprêtent à répondre avec force
« Les Talibans ont tout à perdre ou tout à gagner de la situation actuelle selon qu’ils parviennent ou non à faire valoir leur crédibilité » résume David Rigoulet Roze. L’accord de Doha de février 2020 incluait le départ des troupes américaines et de l’Otan d’Afghanistan en contrepartie d’un engagement de la part des Talibans pour que le pays ne redevienne pas un sanctuaire de terroristes comme en 2001. Cet engagement serait la condition sine qua non pour une reconnaissance internationale du mouvement afghan « il y a une espèce de consensus international qui dessine une potentielle convergence objective avec les Talibans en les obligeant à prouver qu’ils sont en mesure de gouverner et donc d’assurer une stabilisation sécuritaire qui passe nécessairement par une forme de lutte anti-terroriste contre des groupes qui le revendiquent, y compris contre eux, comme Daech » souligne le chercheur.
" Concrètement les Talibans se sont engagés à ce que l’Afghanistan ne redevienne plus un sanctuaire pour les groupes djihadistes internationaux et donc à éradiquer Daesh. Et ils ont fait la même promesse à Moscou le 8 juillet 2021. S’ils réussissent à concrétiser cet engagement, c’est la « porte ouverte » à la potentielle reconnaissance par leurs interlocuteurs de la communauté internationale", explique le spécialiste du Moyen-Orient.
Toutefois, les États-Unis ne devraient pas rester les bras ballants. «Nous avons des raisons de penser que nous savons qui ils sont et nous allons trouver un moyen de les traquer dans le cadre d’une grande opération militaire où qu’ils soient», a déclaré Joe Biden dans la nuit du 26 août, tout en confirmant que les troupes américaines seraient bien rapatriées avant la date butoir du 31 août.
Une exigence partagée dans toute la zone. Les puissances régionales –à l’instar de la Russie, de l’Iran et de la Chine– seraient en effet prêtes à reconnaître l’autorité des talibans. «Les talibans sont une force politique et militaire cruciale en Afghanistan», avait déclaré le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi, lors d’une rencontre à Tianjin avec le mollah Abdul Ghani Baradar en juillet dernier. Pour Pékin, il s’agirait de stabiliser une région frontalière. Les autorités chinoises s’inquiètent principalement du Mouvement islamiste du Turkestan oriental (Mito), organisation séparatiste ouïghoure présente à la frontière. En contrepartie, la Chine a promis d’augmenter ses investissements en Afghanistan.
Pour la République islamique iranienne, la posture de la main tendue est également soumise à conditions. Le Khorassan, région limitrophe entre l’Afghanistan et l’Iran, ne doit pas devenir une base arrière pour les terroristes de Daesh.
De son côté, Moscou, prudent, observe le pouvoir taliban. Le 26 août, la Russie a tout de même envoyé du matériel militaire en Asie centrale.
L’ancien chef de Daesh en Afghanistan a été tué par les talibans
Mais les Talibans sont rodés, ce n’est pas la première fois qu’ils vont devoir combattre l’État islamique. En pleine expansion en Syrie et en Irak, les terroristes de Daesh se sont implantés en Afghanistan à partir de janvier 2015 « sur les terres talibanes, ce qui n’était pas acceptable pour eux » précise le géopolitologue. D’ailleurs en juin 2015, une lettre avait été adressée à Abou Bakr al Baghdadi pour lui demander de cesser ses « ingérences » en Afghanistan via la filiale locale de Daesh, à savoir l’Etat islamique du Khorassan (en référence à cette vaste zone à l’Est de l’Iran, couvrant l’Afghanistan, une partie du Pakistan et de l’Asie centrale).« Ils sont parvenus un temps à se constituer quelques bastions territoriaux surtout dans les provinces de Kunar et de Nangarhār et du Nuristan jouxtant la frontière pakistanaise ainsi que dans l’Afghanistan septentrional dans les provinces de Baghdis, Faryab, Djozdjan, Balkh, Kunduz » nous apprend David Rigoulet Roze. S’en est suivi une rivalité de plus en plus conflictuelle entre les deux mouvements qui a fini par dégénérer en affrontements sanglants.
Un affrontement qui est aussi idéologique. Sunnites et radicaux, les chefs des deux groupes revendiquent le même statut de commandant des croyants (amir el mou’minin). De surcroît, les rivaux répondent à des logiques politiques antinomiques. «L’un [les talibans, ndlr] est profondément d’obédience islamo-nationaliste alors que l’autre [Daesh, ndlr] est dans une idéologie transnationale, eschatologique, voire apocalyptique», estime le chercheur. Deux visions antagonistes qui expliquent une lutte sans merci:
"L’année 2018 a constitué un tournant pour la présence de Daesh en Afghanistan car le groupe a subi début août 2018 une sévère défaite dans la province nord du Djôzdjân de la part des Talibans lors de la bataille de Darzab (juillet-août 2018). Peu à peu, ils ont commencé à perdre leur emprise territoriale relative face aux Talibans. Y compris dans le Nagarhar vers la fin de l’année 2019 et dans la province du Kunar au début de l’année 2020. Aujourd’hui, ils restent des effectifs résiduels à l’Est du pays notamment dans le Nuristan mais ils ont étaient largement expulsés des zones rurales par la pression talibane. Cela explique qu’ils se soient davantage tourné vers le terrorisme urbain comme l’ont montré la succession d’attentats dans Kaboul ces derniers mois avec le dernier en date à l’aéroport" explique le spécialiste du Moyen-Orient
Cette mue de Daesh a déjà entraîné de nombreux attentats dans la capitale afghane ces dernières années. le 12 mai 2020, une vingtaine de personnes dont des mères et des nouveaux-nés avaient été tuées dans la maternité de l'hôpital Dasht-e-Barchi à Kaboul. Le 2 novembre de la même année, plus de 22 Afghans avaient péri dans l’attaque de l’université de la capitale. Et plus récemment, le 8 mai 2021, c’est au tour d’une école de filles d’être la cible des djihadistes de l’État islamique qui tua une cinquantaine d’élèves et fit plus d’une centaine de blessées. Pour mettre fin à ce cycle infernal de violence, les talibans ont exécuté l’ancien chef de l’organisation en Afghanistan. Alors qu’ils prenaient la capitale le 15 août, les combattants pachtounes ont ouvert la prison de Pul-e-Charkhi à Kaboul et abattu Abu Omar Khorasani.
Mais cette lutte intestine ne ferait que commencer. Et l’on pourrait y voir de surcroît s’immiscer un autre groupe djihadiste:
"Les Talibans ont déjà lancé la traque contre les cellules dormantes de Daesh. Là dessus il n’y a pas de doute à propos de la gouvernance talibane qui sait que leur crédibilité est en jeu. Les doutes éventuels seraient plutôt par rapport aux anciens d’Al-Qaïda compte-tenu des liens historiques avec les membres de cette organisation qui ne peuvent être abolis de manière expéditive a fortiori lorsqu’ils avaient impliqué des stratégies matrimoniales de compagnonnage », conclut David Rigoulet Roze.
Il faudra encore un peu de temps avant que les nouveaux maîtres de Kaboul obtiennent leurs lettres de noblesse.
*Organisation terroriste interdite en Russie.