Au Cameroun, les Américains préparent-ils déjà l'après-Biya?

© AP Photo / Sunday AlambaPaul Biya
Paul Biya - Sputnik Afrique, 1920, 17.08.2021
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Choqué par le placement en détention d’une célèbre femme d’affaires camerounaise, Tibor Nagy, ex sous-secrétaire d’État américain aux Affaires africaines a ouvertement appelé à de «grands changements» au Cameroun. Une sortie qui passe mal à Yaoundé et annonce, pour certains, une probable ingérence dans la bataille pour la succession de Paul Biya.
Cette mi-août 2021 s’est avérée particulièrement agitée au Cameroun, avec au centre une affaire familiale qui a ébranlé le pays et fait réagir des chancelleries occidentales. En effet, le mardi 10 août, la célèbre femme d’affaires Rebecca Enonchong a été arrêtée et est depuis détenue par la gendarmerie de Douala, pour «outrage à magistrat et troubles dans les services du procureur» dans le cadre d’une bataille juridique l’opposant à son frère. Cette figure de l’entrepreneuriat féminin africain et qui compte parmi les 50 femmes les plus influentes du continent, selon un récent classement Forbes, aurait au cours d’une rencontre avec un procureur, sollicité que toutes les procédures judiciaires la concernant soient confiées à un juge unique. Une demande qui aurait été considérée, comme un outrage à magistrat. Ce qui lui a valu sa détention.

​Une avalanche de soutien

Si la femme d’affaires, connue aussi pour ses sorties critiques contre le pouvoir de Yaoundé dans la gestion du pays -notamment de la crise séparatiste qui sévit dans le Nord-ouest et Sud-ouest-, a été libérée vendredi 13 août après trois jours de garde à vue, sa détention avait provoqué une avalanche de réactions dans le pays et sur les réseaux sociaux, où le hashtag #FreeRebecca est devenu viral. Pour beaucoup de défenseurs des droits de l’homme, il s’agit d’un «excès de zèle», d’une énième manifestation de l’oppression des libertés au Cameroun.
​L’ambassadeur de France au Cameroun a aussi appelé à la libération de Rebecca Enonchong
Une campagne de libération à laquelle s'étaient associées des personnalités du monde diplomatique au rang desquelles Tibor Nagy, l'ancien sous-secrétaire d’État américain aux Affaires africaines (sous la présidence de Donald Trump). L'ex-diplomate n’y est pas allé avec le dos de la cuillère pour dénoncer ce qu’il considère comme des agissements anti-démocratiques.
​«Le gouvernement camerounais n’a-t-il pas honte? Même Poutine fait preuve de plus de finesse en emprisonnant des gens pour leur engagement politique. L’heure est aux grands changements à Yaoundé», selon l'ancien diplomate américain.
Parmi les nombreuses réactions enregistrées, celle du diplomate américain n’est pas passée inaperçue, interprétée comme un appel au départ de Paul Biya du pouvoir. Et Yaoundé y a vu une provocation et n’a pas tardé à réagir. Et pour répliquer, Jacques Fame Ndongo, ministre d’État et secrétaire à la communication du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, parti au pouvoir), fidèle disciple de Paul Biya est monté au créneau.
Dans une lettre publiée le 13 août et intitulée Veut-on changer de manière anti-démocratique celui qui a apporté le changement au Cameroun?, le communicant du RDPC répète que c’est le Président Paul Biya qui a «instauré la démocratie au Cameroun». Le cadre du RDPC s’appuie sur la pléthore de partis politiques au Cameroun et les différentes élections qui s’y tiennent pour battre en brèche la sortie de Tibor Nagy. Pour le membre du bureau politique du parti au pouvoir, le Cameroun est bien «un État de droit».
«À moins qu’ils ne soient frappés de myopie politique voire de cécité incantatoire, aucun Camerounais et aucun ami du Cameroun ne peuvent prétendre à bon escient que ce pays n’a guère objectivement "changé" depuis le 6 novembre 1982 [date de l’accession de Paul Biya au pouvoir, ndlr]», écrit le ministre Jacques Fame Ndongo, faisant clairement allusion aux «changements» auxquels a appelé Tibor Nagy, au demeurant nommément cité par l'officiel camerounais

Jusqu’où ira l’ingérence américaine?

Décryptant la déclaration de l’ex-Monsieur Afrique de Washington, Flavien Mbabi, politologue-chercheur en Relations internationales et études stratégiques à l’université de Yaoundé II, estime d’emblée qu’elle traduit «un sentiment de préoccupation» des États-Unis en leur «qualité de gendarme de la pensée libérale datant de la chute du mur de Berlin», sur des questions touchant à «la vie et à la dignité humaines». Par ailleurs, poursuit-il, le profil «assez atypique et polémogène» de l'ex-diplomate américain qui n’est pas à sa première sortie controversée et dont les déclarations «ont souvent été qualifiées de ciblées et d’assez critiques mettent le régime de Yaoundé dans l’inconfort», au vu de la réaction du parti au pouvoir.
«Bien que n’étant plus le très influent secrétaire d’État adjoint aux Affaires africaines, la portée de la déclaration de Tibor Nagy a une large extension sur la scène internationale de même que nationale. (…) le danger de ces déclarations à répétition c’est que celles-ci peuvent ternir l’image du Cameroun à l’international (…) La conséquence peut être sans appel, notamment lors de la publication de certains rapports sur l’état des droits de l’homme à travers le monde. Ces rapports sont pour la plupart diligentés par les États-Unis qui évaluent, chiffres à l’appui, l’état d’avancement des droits et libertés des individus», poursuit l’analyste au micro de Sputnik.
Donald Trump - Sputnik Afrique, 1920, 21.11.2019
Crise séparatiste au Cameroun: jusqu’où pourra aller l’ingérence américaine?
Et d'ajouter: «Même s'il ne fait plus officiellement partie du sérail américain, et même si on ne peut pas affirmer qu'il parle au nom des États Unis, la prise de position de Tibor Nagy sur le Cameroun peut influencer les cercles du pouvoir en place aux États Unis au vu de sa longue expérience dans la région et particulièrement au Cameroun. Et au-delà des canaux officiels, les prises de position des anciens diplomates peuvent être une manière pour leur pays de faire bouger les lignes d'autant plus que la politique étrangère des grandes puissances ne change pas radicalement d'un gouvernement à un autre».
Ce n’est pas la première fois que Tibor Nagy se montre très critique contre le pouvoir de Yaoundé. Déjà à l’époque où il portait officiellement la voix de Washington concernant les affaires du continent, le diplomate ne manquait pas une occasion de critiquer la gestion de la crise séparatiste par le gouvernement de Paul Biya et les violations des droits de l’homme dans le pays. Des sorties qui ont contribué à jeter un froid dans les rapports entre les deux pays et à attiser une série d'analyses et d'invectives dans l'opinion et dans la presse locale au sujet de «l’ingérence américaine».
Par cette nouvelle sortie et l’évocation «de grands changements» à Yaoundé, Tibor Nagy positionne stratégiquement les États-Unis, souligne Flavien Mbabi dans «la bataille pour la succession du Président Paul Biya qui constitue depuis peu la veine nourricière des luttes inter-clans dans son entourage direct et indirect».
Les Américains, conscients du contexte, «donnent le ton afin de mettre une pression au régime de Yaoundé avec l’idée que soit désigné un dauphin de l’actuel président qui fasse l’unanimité au sein du sérail camerounais, et qui, du coup permettrait aux Américains d’être fixés sur le profil du dauphin afin que celui-ci rassure les partenaires américains sur l’inviolabilité de leurs intérêts et sur leur zone de confort».
«Dans tous les cas, les États-Unis auront un rôle considérable à jouer dans la transition politique à venir au Cameroun. Qu’on le veuille ou non, ils feront tout leur possible pour peser de tout leur poids dans la désignation d’un nouvel homme fort si l’occasion se présente. Quitte à ce que la stabilité du pays y soit sacrifiée, l’essentiel c’est de préserver leurs acquis (…) En somme, le rôle que joue les États-Unis en s’ingérant dans les affaires internes des États constitue un mode d'expression des valeurs américaines qui va de pair avec leur désir de contrôler le monde et même leurs changements avec l’ambition de maintenir leur hégémonie sur le reste des puissances», conclut le spécialiste en relations internationales.
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