Dérives sectaires et crise sanitaire: «Avec l’apparition du Covid-19, la médecine alternative a flambé»
14:07 05.08.2021 (Mis à jour: 16:07 19.11.2021)
© Photo Pixabay / Joseph Redfield / Amis heureuxUn groupe de personnes
© Photo Pixabay / Joseph Redfield / Amis heureux
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Avec ses nombreuses inconnues, l’épidémie de Covid-19 a sidéré une partie de la population. En quête de réponses, certains tombent sous le charme de «gourous» opérant sur Internet. Membre du CCMM, une association de lutte contre l’emprise mentale, Francine Caumel alerte sur les risques d’embrigadement des personnes fragiles
«La crise sanitaire cristallise beaucoup de choses. Il y a un malaise. C’est le reflet d’un mal-être de la société, d’une perte de valeurs. Un mal qui frappe d’ailleurs beaucoup de pays. Les gens essaient donc d’obtenir des réponses.»
Des questionnements auxquels bien souvent des «gourous» s’empressent de proposer une réponse, déplore Francine Caumel, vice-présidente du Centre contre les manipulations mentales (CCMM) désormais rattaché au ministère de l’Intérieur. Entre 2018 et 2020, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) a reçu plus de 8.500 signalements concernant les dérives sectaires. En 2020, l’organisme en a dénombré 3.008, dont 686 jugés urgents. Or les saisines ont bondi de 40% depuis 2015.
Santé et bien-être, nouveaux vecteurs pour les charlatans
Certains domaines concentrent néanmoins une bonne partie des signalements comme les propositions liées à la santé. Celles-ci représentaient 30% des alertes en 2020. Médecines douces (reiki, réflexologie, hijima), médecines alternatives, développement personnel, bien-être, autant de pratiques que les charlatans sont susceptibles d’utiliser pour atteindre leur victime.
© PhotoCapture d’écran – Rapport de la Miviludes daté de juillet 2021 // Ventilation des saisines réceptionnées en 2020 par type de mouvements
Capture d’écran – Rapport de la Miviludes daté de juillet 2021 // Ventilation des saisines réceptionnées en 2020 par type de mouvements
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«On a reçu 1.500 demandes d’informations et de signalements depuis le début de l’année» concernant la santé et le bien-être, confirme la vice-présidente du CCMM:
«Avec l’apparition du Covid-19, la médecine alternative a flambé. Entre cela et toutes les propositions pour aller mieux, toutes les modes possibles et imaginables: le jeûne intégral, le crudivorisme [le fait de ne manger que des aliments crus, ndlr], etc.»
Dans le viseur de Francine Caumel, notamment Thierry Casasnova, un naturopathe, chantre des jus de fruits et de légumes crus. Bien que controversé, il cumule près de 550.000 abonnés sur YouTube. Avec plus de 600 signalements, il est la personnalité la plus signalée auprès de la Miviludes en 2020. «Il dit que c’est comme cela que l’on guérira, y compris du cancer. C’est tout ce discours-là qui est pervers», s’indigne Francine Caumel.
La crise sanitaire a accentué la précarité financière, mais également émotionnelle. Alors «tous les mouvements qui présentent des risques de nature sectaire ont remarquablement adapté leurs discours et leurs offres» à l'épidémie de Covid-19. La Miviludes explique pourtant qu’il n’y a pas eu de «hausse massive des signalements» en lien direct avec la crise sanitaire.
Or, grâce à leur maîtrise des algorithmes sur les réseaux sociaux et des modes de référencement des moteurs de recherche, les «gourous» atteignent de plus en plus d’internautes. Ce qui préoccupe la Miviludes, qui les qualifie dans son rapport d’«experts en marketing digital». L’organisme alerte sur un élargissement de «l'audience des discours conspirationnistes» provoqué par la crise sanitaire. Il stigmatise «l'évolution de plusieurs leaders vers un discours politique subversif». De telles harangues trouvent un écho favorable. Notamment à cause des tâtonnements et erreurs du gouvernement face au coronavirus.
«On voit bien qu’ils [les dirigeants, ndlr] font du pilotage à vue. Il y a eu plein de choses difficiles, on ne peut pas leur en vouloir là-dessus. Mais ils n’ont pas eu l’honnêteté de dire qu’effectivement ils ne savaient pas. Ou alors ils ont cru qu’il ne fallait pas avouer leur impuissance. Les gourous, eux, donnent des réponses très précises. Donc, ça rassure tout le monde», analyse Francine Caumel.
Et c’est à ce moment-là que l’emprise sectaire peut survenir, poursuit notre intervenante. C’est un cercle vicieux: «Une personne très charismatique, avec des discours presque tout à fait convaincants, va dire que l’on fait partie d’une élite parce que, nous, on a conscience de quelque chose alors que les autres ne voient pas, que le gouvernement est en train de les piéger, que l’industrie pharmaceutique prend le pouvoir, et que c’est pour cela qu’ils veulent absolument que tout le monde soit vacciné», énonce Francine Caumel.
Les personnes ciblées se coupent de plus en plus du monde réel. Elles préfèrent leur communauté virtuelle, où «tout le monde pense pareil, tout le monde possède la vérité». Puis les manipulateurs vont alors «proposer des solutions sur Internet qui coûtent assez cher», prévient la vice-présidente du CCMM.
Les femmes, plus susceptibles d’être sous emprise
Selon le rapport de l’organisme, les sexes ne seraient d’ailleurs pas égaux face aux dérives sectaires. Les auteurs soulignent ainsi que ce sont majoritairement des femmes qui en sont victimes. Ce constat n’étonne guère Francine Caumel: «Traditionnellement, les femmes sont beaucoup plus à la recherche de mieux-être pour elles et pour leur environnement familial.» Mais, selon notre interlocutrice, la situation évolue: «De nombreux hommes sont désormais sensibilisés à ces thématiques.» En outre, les auteurs du rapport signalent un péril autre que pécuniaire: «Dans bien des situations, on retrouve les mécanismes de la prédation sexuelle.»
«Ce phénomène peut également trouver une explication dans la situation économique des femmes, plus nombreuses en situation de grande précarité, les exposant ainsi à tout type de prédation», poursuivent-ils.
Reste qu’il est ardu de passer du stade des signalements à l’étape des tribunaux. Entre 2010 et 2020, la Miviludes n’a notifié la justice qu’à seize reprises. Ce chiffre relativement faible s’explique par les difficultés de convaincre les victimes, ou tout simplement par le manque d’éléments concrets.
«C’est compliqué de se défaire d’une emprise sectaire: il faut finir par ouvrir les yeux, ou qu’on puisse vous les ouvrir, pour que vous puissiez récupérer une démarche d’esprit critique», conclut Francine Caumel.