En Haïti, des élections seront-elles organisées d’ici à quelques mois, alors que ni l’identité ni les motivations réelles des meurtriers du président ne seront encore totalement connues? C’est un scénario probable, qui pourrait s’avérer dramatique pour la perle des Antilles, analyse à notre micro Frantz Voltaire, observateur de longue date d’Haïti. Le 11 juillet, le secrétaire d'État américain, Antony Blinken, a exhorté la classe politique haïtienne à «ouvrir la voie à des élections libres et équitables cette année». Deux jours plus tard, le ministre canadien des Affaires étrangères, Marc Garneau, a lui aussi demandé qu’un scrutin soit organisé «d’ici la fin de l’année».
Des élections à l’automne? La société civile inquiète
«Les États-Unis continuent de considérer que les élections de cette année doivent être maintenues», avait déjà déclaré le porte-parole de la diplomatie américaine, Ned Price, le jour même de l’annonce du meurtre du Président.
La tenue d’élections précipitées pourrait représenter une «catastrophe» pour la perle des Antilles, avertit Frantz Voltaire. Haïtien d’origine vivant à Montréal, comme environ 100.000 de ses compatriotes, il regrette l’alignement d’Ottawa sur Washington dans ce dossier.
Le Canada veut aussi des élections rapidement
Ottawa évoque la nécessité d’une «étape intermédiaire vers une paix et une stabilité durables pour le peuple haïtien». Une formule qui ne convainc guère le directeur du Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne basé à Montréal:
«Ce serait très difficile de tenir des élections pour l’automne. Personne n’est encore candidat! Au Québec, la diaspora haïtienne souhaite surtout un gouvernement de transition et de rupture. Il faut un conseil électoral transparent, qui ne soit pas dépendant du politique et de l’international. Le Canada doit soutenir un gouvernement de transition et ne pas suivre la position des États-Unis. De toute façon, la population ne reconnaîtra pas le résultat des élections», alerte notre interlocuteur depuis Montréal.
Le 12 juillet, le chef de la Police nationale haïtienne, Léon Charles, a annoncé avoir procédé à l’arrestation de Christian Emmanuel Sanon, 63 ans, suspecté d’être le cerveau de l’attentat. Début juin, il serait débarqué d’un jet privé sur l’île d’Hispaniola.
Auteurs du crime: «on est encore dans le noir»
Haïtien ayant longtemps vécu en Floride, M. Sanon est soupçonné d’avoir comploté pour remplacer le président Moïse à la tête de l’État. Il a été vice-président d’un organisme québécois d’aide internationale, la Fédération diaspora et citoyens concernés d’Haïti (FEDICCHA).
«C’est une saga. Premièrement, le fait qu’aucun garde de la sécurité du Président n’ait été blessé est assez particulier. Et comment se fait-il que des mercenaires professionnels aient pu se laisser appréhender par une police inefficace devant de petits gangs? Ce sont des questions qu’on se pose. […] Il y a beaucoup d’incohérences et d’incongruités dans le récit rapporté actuellement. Il faudra attendre le résultat des enquêtes, car on est encore dans le noir», analyse notre interlocuteur.
Frantz Voltaire s’étonne d’entendre parler de Christian Emmanuel Sanon pour la toute première fois:
«Tout cela semble étrange. […] Je vais le dire franchement: je connais beaucoup de gens dans le milieu haïtien, là-bas comme dans les diasporas. Je suis l’actualité haïtienne depuis des dizaines d’années, mais je n’avais aucune idée de qui était cet homme. Qu’un tel inconnu ait pu financer ce genre d’opération est tout de même étonnant. Et qu’il ait pu le faire sans que les services de renseignement américains ne l’apprennent l’est tout autant», souligne-t-il.
Le 13 juillet, la presse a appris que des membres de l’escouade travaillaient comme informateurs pour des agences américaines comme la Drug Enforcement Administration et le FBI. Le commando était composé d’au moins vingt-huit personnes, dont la plupart étaient des mercenaires colombiens agissant pour le compte d'une société de sécurité établie en Floride, CTU Security.
«Après l'assassinat du président Moïse, le suspect a rejoint ses contacts à la DEA. Un responsable de la DEA affecté en Haïti a exhorté le suspect à se rendre aux autorités locales et […] a fourni des informations au gouvernement haïtien. Le gouvernement a ensuite arrêté le suspect ainsi qu’un autre individu», a confirmé la Drug Enforcement Organisation par voie de communiqué.
Quel avenir immédiat pour Haïti, alors que certains, comme l’opposant Clarens Renois, prédisent une nouvelle intervention de la communauté internationale? Il faudrait commencer par une profonde et draconienne réforme de la justice, estime Frantz Voltaire:
«Nous avons un pays sans Président avec deux Premiers ministres autoproclamés. Aucun d’entre eux n’a de légitimité. Les mandats des deux Premiers ministres ont été déclarés anticonstitutionnels. […] Avant l’assassinat de Jovenel Moïse, tous les ingrédients d’une crise étaient déjà réunis», déplore-t-il.