«Votre attention, ici Moscou! Citoyens et citoyennes de l’Union soviétique, ce matin à 4 heures, les forces armées allemandes ont attaqué les frontières de l’URSS sans déclaration de guerre»: à l’aube du 22 juin 1941, la célèbre voix du présentateur Youri Levitan annonce à la radio nationale ce que de nombreux habitants ont déjà pressenti dans la nuit.
La jeune Lilia a 18 ans. Elle vient de finir le lycée et, comme des milliers d’autres garçons et filles de Kiev, elle célèbre le bal de fin d’année au soir du 21 juin, ignorant encore tout de la tragédie qui fera irruption quelques heures plus tard. Aujourd’hui presque centenaire, elle se remémore dans un texte que sa famille nous a confié: «C’était une soirée de gaieté et d’allégresse. Toute la jeunesse était sortie dans la rue et dansait sur le Krechtchatik, l’avenue principale de la ville.» Vêtue de sa plus belle robe, elle fait la fête toute la nuit dans une atmosphère bon enfant, derniers instants d’insouciance juvénile avant le feu hitlérien.
À l’Ouest, la Seconde Guerre mondiale dure déjà depuis presque deux ans, mais dans ces nuits les plus courtes de l’été slave, une génération vit encore l’illusion de la paix: en août 1939, Hitler et Staline avaient signé leur pacte de non-agression.
«Rosa, c’est la guerre»
Lilia rentre chez elle à presque 4 heures du matin, épuisée et heureuse: «Je vais me coucher à peu près au même moment où ma tante, qui habitait chez nous, se lève pour aller au marché. Il fallait se lever de bonne heure pour espérer trouver quelques produits. Quand tout à coup, je l’entends réveiller ma mère et s’écrier “Rosa, c’est la guerre!”. Ma mère lui répond de ne pas faire de bruit, craignant les ennuis politiques que pourraient attirer ce genre de déclarations à l’époque.»
Mais l’évidence est là, visible dans le ciel: «Regarde par la fenêtre, ils bombardent!» Et la mère de Lilia et sa tante observent en silence les funestes «étoiles» que sont les avions allemands tirant des boules de lumière.
Première préoccupation immédiate pour quelques membres de la famille de passage à Kiev: rentrer de toute urgence chez eux à Léningrad. «Mais on dit déjà en ville que la plupart des trains n’arrivent pas jusqu’à Léningrad, bombardés en route», reprend Lilia dans son manuscrit. Ils partent tout de même, et on les croira disparus pendant des semaines, n’apprenant que bien plus tard qu’ils sont arrivés à destination. À Léningrad, ces proches connaîtront ensuite le terrible siège aux 1,8 million de victimes, à partir de septembre 1941. Tous ne survivront pas.
À Kiev commence dès le lendemain du 22 juin l’immense exode que les anciens pays soviétiques nomment toujours l’évacuation. Prenant Staline au dépourvu, Hitler vient de lancer l’opération Barbarossa dans l’objectif d’exterminer les Juifs d’Europe de l’Est et d’asservir les Slaves. Préparée dans le plus grand secret depuis juillet 1940, il s’agit de l’invasion la plus massive de toute l’histoire militaire: quelque quatre millions d’hommes sont mobilisés par l’Axe.
Au départ réticent à l’idée d'évacuer les populations civiles, Staline finit par l’autoriser le 23 juin face à l’ampleur de l’attaque, enclenchant une tactique de la terre brûlée. Entre juin et septembre, entreprises, usines, bureaux d’études, universités sont évacuées vers l’est par trains entiers: machines et force de travail, ne rien laisser à l’occupant s’il parvient à prendre un territoire. Quant aux infrastructures qui ne peuvent pas être déplacées, elles sont plastiquées par le NKVD.
Les trains de la vie
C’est ainsi que Lilia et sa famille sont évacuées via le travail de son oncle ingénieur, dont l’usine est transférée à Tachkent, en Ouzbékistan, 3.000 kilomètres plus à l’est. Dans la précipitation, les gares de Kiev sont pleines à craquer, les gens partent avec une simple valise, certains perdent de vue des proches qu’ils ne reverront peut-être jamais. «Nous avons roulé en train pendant des jours et des jours, poursuit Lilia. Il y avait des malades et des enfants.» Le réseau ferroviaire est saturé, les trains roulent sans arrêt pendant des heures, puis doivent parfois stationner longuement dans la chaleur harassante. La nourriture manque à bord. Nombreux sont ceux qui doivent voyager dans des wagons de marchandises.
Une fois arrivés à Tachkent, «on nous a donné une place dans des baraques qui avaient été construites. Puis nous avons réussi à trouver un appartement.» La jeune femme y retrouve un semblant de vie normale: «J’ai pu commencer des études de médecine, et je travaillais à l’usine parce que je savais faire un peu de dessin industriel», raconte-t-elle, expliquant en garder un paradoxal bon souvenir. Il faut dire que c’est là que Lilia rencontre celui qui deviendra son mari, Mikhaïl, de dix ans son aîné, ancien militaire et brillant ingénieur.
Mais tandis que ces «trains de la vie» emmènent ceux qui le peuvent aux confins du pays, d’autres se trouvent toujours sur des territoires en passe d’être pris par les Allemands. En septembre, la Wehrmacht conquiert Kiev. À l’arrière du front, les SS et les Einsatzgruppen, déjà rompus à l’exercice en Pologne depuis 1939, massacrent sur le territoire soviétique au moins un million de Juifs et autant de civils slaves.
«Je n’ai su qu’après la guerre»
Épicentre de la Shoah par balles en Ukraine, le fossé de Babi Yar, en banlieue de Kiev. D’origine juive, la famille de Lilia qui n’a pas pu partir est en première ligne. Sa tante y est exécutée avec son fils de deux ans, en même temps que 33.000 autres Juifs et plusieurs dizaines de milliers d’Ukrainiens. «Je n’ai appris ce massacre qu’après la guerre», soupire-t-elle. Et de se remémorer ce qu’elle sait de cette tragédie: «Ma tante qui a été assassinée à Babi Yar avait aussi un autre fils de six ans. Comme c’était un petit blond aux yeux bleus, l’homme qui conduisait la charrette vers le lieu de l’exécution lui a dit “file, petit, va-t’en”. Orphelin, il a survécu à la guerre mais a été profondément marqué à jamais.»
Près de la moitié des victimes de la Shoah ont été tuées sur le territoire de l’URSS. Avant que l’horreur ne s’achève par la victoire de l’Armée rouge dans les ruines de Berlin, plus de vingt millions de Soviétiques ont péri au cours de la Seconde Guerre mondiale, dont une majorité de civils. Lilia vit aujourd’hui à Genève, en Suisse, et a sept arrière-petits-enfants. Elle aura bientôt 98 ans.