La crise politique se corse encore plus en Tunisie. En effet, lors d’un entretien mardi 15 juin à la présidence de la République, le chef de l’État Kaïs Saïed qui recevait l’actuel chef du gouvernement Hichem Mechichi, ainsi que les anciens Ali Laarayedh, Elyes Fakhfakh et Youssef Chahed, a déclaré que certaines parties veulent l’écarter du pouvoir, même par l’assassinat, selon la vidéo de la rencontre postée sur la page Facebook de la présidence.
«Ce dialogue ne peut être abordé de la même manière que les précédents. Les vrais patriotes n’organisent pas de réunions à l’étranger en vue de trouver un moyen d’écarter le Président de la République, même en l’assassinant», a-t-il fait savoir, soulignant qu’il était «tout à fait conscient» de ce qu’il avançait et qu’il détenait «des informations certaines à ce sujet».
Dans le sillage de ces déclarations gravissimes, le ministère de la Justice a ouvert jeudi 17 juin une enquête sur cette menace d’assassinat. Le Procureur général près la Cour d’appel de Tunis a été missionnée pour enquêter sur toute information concernant des tentatives d’assassinat présumées contre le Président Saïed et pour engager les poursuites nécessaires en cas de faits avérés.
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le politologue tunisien Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociologiques (CARAPS) de Genève. Pour lui, «à ce niveau de l’enquête, nul ne peut s’avancer avant que la justice, en toute liberté et indépendance, ne rende ses conclusions».
Néanmoins, «il est possible de mettre en perspective les faits liés aux déclarations du Président afin de tenter de dégager une grille de lecture».
Des déclarations «à prendre au plus haut niveau de gravité!»
«Si le Président Kaïs Saïed a jugé nécessaire de faire ces déclarations devant quatre chefs de gouvernement, venus discuter avec lui des moyens de sortir le pays d’un blocage qui devient de plus en plus asphyxiant, c’est qu’il a à sa disposition toutes les informations nécessaires qui vont dans ce sens», expose le Dr Sidaoui qui souligne que «quotidiennement, le chef de l’État reçoit des rapports sécuritaires provenant séparément des ministères de la Défense et de l’Intérieur».
Et d’ajouter qu’«autant sur le plan formel et symbolique que sur le fond, les déclarations du Président sont à prendre au plus haut niveau de sérieux et de gravité!».
La corruption, les restructurations et la dette comme lame de fond?
Le 19 mai, à Paris, en marge du sommet sur le financement des économies africaines, le Président Saïed a déclaré lors d’un entretien à France 24 Arabic que «la Tunisie a besoin d'argent, mais surtout de justice sociale et d'éradiquer la corruption». Dans le même sens, le chef de l’État tunisien a ajouté que son pays «possède toutes les richesses, mais, malheureusement, plus il y a de textes de lutte contre la corruption plus il y a de voleurs».
À ce propos, le Dr Sidaoui explique que «lorsque le Président ajoute dans le même entretien: "qu’ils se vantent des réformes, mais sans les appliquer", il s’adressait essentiellement au parti islamiste proche du mouvement des Frères musulmans* Ennahdha, qui est la principale force politique à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) avec laquelle ses relations ne sont pas au beau fixe».
«C’est à cause de ces enjeux que Kaïs Saïed conditionne la demande tunisienne d’une dette à des bailleurs de fonds étrangers», estime Riadh Sidaoui. «C’est là où se trouve le nœud gordien de la crise au sommet de l’État en Tunisie».
Une économie gangrénée «par la corruption et la prédation»?
Pour étayer son propos, l’expert raconte «qu’après la révolution de 2011 qui a mis fin au pouvoir de Ben Ali, la troïka qui a pris les rênes du pays, dont essentiellement Ennahdha, a imposé une transition de trois ans au pays juste pour rédiger une nouvelle Constitution. Cette période de flottement a permis aux réseaux mafieux et corrompus, qui tenaient la Tunisie sous Ben Ali, de se restructurer et de se redéployer dans tous les rouages de l’État et de l’économie, sous l’œil bienveillant d’Ennahdha qui a également tissé ses propres réseaux et des relations étroites avec les autres».
Ainsi, «les propos du Président visaient directement ces réseaux qui s’accaparent les richesses du pays et siphonnent ses capacités financières», ponctue-t-il.
Et de poursuivre: «Toute action de l’État est rendue impossible par le partage des prérogatives entre le Président de la République, le chef du gouvernement et le Président de l’ARP [Rached Ghannouchi également chef d’Ennahdha, ndlr], institué par la Constitution de 2014».
«Une visite secrète au Qatar»?
Cependant, selon lui, «la goutte qui a fait déborder le vase est sa récente visite secrète le 6 mai au Qatar, dénoncée par des députés à l’ARP. Il n’y a aucun doute que c’est Ghannouchi qui est visé par les déclarations de Kaïs Saïed, lorsqu’il affirme que "les vrais patriotes n’organisent pas de réunions à l’étranger en vue de trouver un moyen pour écarter le président de la République même en l’assassinant"».
«Le fait le plus important à signaler à ce titre est que les négociations avec le FMI ont pris un énorme retard, alors que le pays doit rembourser 840 millions de dollars dont l’échéance arrive fin juin. Ceci dans un contexte où le déficit public est de 3,33 milliards de dollars au titre de 2021. Ainsi, pour faire face à l’urgence à court terme, la Tunisie envisage d’emprunter cinq milliards de dollars en 2021. Deux bailleurs de fonds se sont présentés pour fiancer ce prêt sous forme de dépôt à la Banque centrale de Tunisie: le premier est la Libye avec un milliard de dollars, le second est le Qatar, l’un des plus importants soutiens du Printemps arabe, avec deux milliards de dollars», relève l’expert.
Or «le Président est fermement contre tant que les réseaux de corruption et de prédation ne sont pas démantelés. Il faut rappeler à ce propos les révélations du journal Al Anouar sur la fortune "colossale" présumée du chef d’Ennahdha estimée à 2,7 milliards de dinars, soit près d’un milliard de dollars, d’après le média qui n’a pas pu publier la seconde partie de son enquête».
«La solution est dans le système présidentiel»
Dans ce contexte, «alors que le gouvernement se trouve dans une situation de paralysie quasi totale et que le Président, qui appelle à un dialogue, accepte de s’assoir autour d’une table qu’avec ceux qui ont une vision économique semblable à la sienne, Ennahdha lance une campagne pour instituer la Cour constitutionnelle qu’il bloque depuis 10 ans dans le but d’évincer le chef de l’État», soutient-il.
Ceci rappelle «l’exemple de la IVe République en France dominée par les partis qui ont entravé la politique de reconstruction d’après-guerre».
«Pour la Tunisie, la solution est dans l’exemple de ce qu’a fait le général de Gaulle qui a changé la Constitution pour instaurer un régime présidentiel avec de réels contre-pouvoirs et lancé une politique économique ambitieuse qui a fait de la France une grande puissance mondiale», conclut-il. «C’est également le cas aux États-Unis, où le Président est également le chef du gouvernement.»
*Organisation terroriste interdite en Russie