Sputnik: Depuis quelque temps, la tension augmente sur la frontière tchado- centrafricaine. Le chef de la diplomatie tchadienne Chérif Mahamat Zene accuse l’armée centrafricaine d’avoir exécuté froidement cinq prisonniers. Il parle «de crime de guerre d’une gravité extrême» et d’une «attaque meurtrière préméditée et planifiée» (…) qui «ne sauraient rester impunis». Comment abordez-vous cette question sensible?
Sylvie Baïpo-Temon: En effet, dimanche 30 mai dernier, un drame s’est déroulé à la frontière centrafricaine et tchadienne. Les chefs d’État des deux pays se sont entretenus à ce sujet le lendemain, lundi 31 mai. À la suite de cet échange, le Président centrafricain a dépêché une mission composée de moi-même, de la ministre de la Défense et du ministre de l’Intérieur en charge de la sécurité publique pour rencontrer le président du Conseil militaire et de transition, chose qui a été faite à N’Djamena le mardi 1er juin. Cette délégation a eu l’occasion, à son arrivée, d’avoir un échange avec ses homologues de la République du Tchad: le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Défense et le ministre de la Sécurité. La réunion a porté sur la solution à retenir pour pouvoir avoir les éclaircissements sur ce qui s’est réellement passé ce dimanche 30 mai. Nous nous sommes entendus sur la mise en place d’une commission d’enquête internationale, indépendante et surtout impartiale, qui va pouvoir mettre en lumière les faits, l’objectif étant de comprendre réellement ce qui s’est passé et d’identifier, sur la base du rapport qui sera émis par cette commission, les auteurs de l’événement et les responsabilités en vue de les sanctionner parce que si faute il y a, sanction doit y avoir.
Nous avons, consécutivement à cette rencontre avec nos homologues, été reçus par le président du Conseil militaire et de transition conformément à notre mission pour pouvoir délivrer la correspondance qu’adressait le Président centrafricain à son homologue du Tchad. Cela a été fait et à cette occasion, nous avons pu échanger avec le Président de la République du Tchad sur leurs pensées et la manière dont nous pouvons avancer. Cette réunion a été très satisfaisante parce que nous avons pu constater que l’état d’esprit du président du Conseil militaire et de transition était identique à celui du Président centrafricain, le professeur Faustin-Archange Touadéra. Il faut rappeler qu’ils ont eu l’occasion de dialoguer lors d’un sommet extraordinaire sur la commission du bassin du lac Tchad qui s’est déroulé à Abuja, au Nigeria. Lors de cette rencontre, les deux personnalités avaient acté de rester dans le processus d’échange et de dialogue, de mettre en place des commissions de travail, de poursuivre notamment ce qui avait déjà été engagé fin décembre 2019 via la commission mixte de relation bilatérale entre nos deux pays. L’idée était de poursuivre des commissions de travail assez fréquentes pour justement assurer la sécurité dans leurs pays respectifs, dans la sous-région et principalement au niveau de leurs frontières parce qu’il est bien connu qu’au niveau des frontières, donc au niveau de l’Afrique centrale, nous ne sommes pas épargnés par la recrudescence de mercenaires, de rebelles. C’est une situation que la République centrafricaine subit depuis quelques années, de manière encore plus intensifiée depuis la crise de 2012 avec l’invasion de la Seleka, des groupes armés qui sévissent sans foi ni loi sur le territoire centrafricain et qui prennent plaisir à attirer des conflits du fait d’un cliché qui alimente la volonté pour mettre nos deux pays en perpétuelle tension.
Cette mission s’est conclue par la poursuite d’une solution via le dialogue, via l’échange, et par la mise en place d’une commission d’enquête internationale pour mettre en lumière ce qui s’est passé. Cette commission, nous l’avons souhaité, est à un niveau international parce qu’il fallait qu’elle soit indépendante et surtout qu’elle soit impartiale, c’est-à-dire qu’elle soit réalisée, dépêchée sur le terrain mais avec objectivité. Je suis convaincue de la capacité des organisations, nos partenaires traditionnelles, à pouvoir définir une équipe d’experts qui ne relèvent pas de différents partenariats qui existent déjà sur le territoire –car dans ce cas, l’objectivité serait remise en cause.
Sputnik: La question des rebelles sur le territoire centrafricain est loin d’être close, comment évaluez-vous la situation actuelle? Êtes-vous toujours opposée à dialoguer avec la CPC?
Sylvie Baïpo-Temon: Comme je l’ai déjà dit auparavant, certains groupes armés ont signé l’accord politique pour la paix et la réconciliation mais ils persistent dans leur volonté de déstabilisation, d’exactions sur la population. Le dialogue dont vous parlez a été bien pensé dans le cadre de l’accord politique pour la paix et la réconciliation parce qu’il a mis en place des cadres de discussion, notamment des comités. Nous avons des comités pour identifier les difficultés, les défaillances rencontrées sur le terrain, et nous avons un comité exécutif de suivi qui a permis de retrouver autour de la table le gouvernement centrafricain, les représentants des groupes armés et les partenaires techniques, les facilitateurs et garants de l’accord politique pour la paix. Dans le cadre de ce comité exécutif de suivi, auquel moi-même je participe, nous cherchons à conserver le dialogue qui a été initié par les pourparlers à Khartoum et la signature de la PPR, l’accord politique pour la paix et la réconciliation, le 6 février à Bangui. 14 groupes armés ont participé et sur ces 14 groupes armés, 10 respectent leurs engagements, ils sont réellement engagés dans le processus de l’accord politique pour la paix et la réconciliation à travers le programme de DDRR (désarmement, démobilisation, réintégration et rapatriement). Ce processus se poursuit, les groupes armés récalcitrants dont les seules velléités sont de déstabiliser, d’agresser la République centrafricaine auprès de sa population et de ses institutions républicaines, ont ouvertement dénoncé leur participation à ce cadre de dialogue qui leur est proposé. Je pense qu’il faut aussi, de manière responsable, marquer ouvertement leur volonté de revenir dans ce cadre afin de poursuivre le travail dans le cadre d’échange et de dialogue pour maintenir le processus de paix, y adhérer. Le programme de désarmement vise à réintégrer, dans le domaine socio-économique, certains ex-combattants au sein des forces armées centrafricaines. Le deuxième R signifie «rapatriement». Il s’agit de voir ensemble le processus de rapatriement pour les combattants et les ex-combattants non centrafricains.
Donc ce processus existe, il ne s’agit pas de dire que la RCA ne souhaite pas dialoguer, la RCA a toujours été dans un processus de dialogue. Le Président de la RCA, depuis la prise de la magistrature suprême, s’est résolument engagé dans un processus politique d’ouverture et de dialogue, et c’est ce qu’il continue à faire. Que les groupes armés adhèrent à ce processus de paix pour lequel eux-mêmes ils se sont engagés, qu’ils montrent leur volonté d’adhésion à ce processus comme ils ont montré leur volonté de dénonciation et de renonciation à cet accord. Le processus de cet accord se poursuit. La preuve: plus de 300 éléments de groupes armés liés au leader du Mouvement patriotique pour la Centrafrique se sont désolidarisés de leur leader et ont exprimé auprès des autorités centrafricaines leur volonté de revenir dans le cadre de ce processus-là et de celui du DDRR. Cela a été entendu par les autorités centrafricaines qui ont, avec leurs partenaires, notamment la Minusca, conjointement avec les forces armées centrafricaines pris en charge ces éléments du MPC qui ont exprimé ouvertement leur volonté de revenir dans le processus. Les autorités avec leurs partenaires, avec la Minusca, ont acheminé ces éléments vers Bangui et ils ont repris le processus du DDRR, donc ils sont revenus dans le socle de référence dans l’instrument de paix pour lequel nous nous sommes résolument engagés depuis février 2019 qui est la PPR.
Sputnik: Après la sortie du film russo-centrafricain «Touriste», Paris et la communauté internationale s’inquiètent de plus en plus de la présence russe en RCA. Vous avez vu ce film? Que pensez-vous du message qui concerne directement la situation actuelle dans le pays? Les événements décrits dans le film sont récents (la fin de l’année 2020)…
Sylvie Baïpo-Temon: Effectivement, le film «Touriste» à été diffusé en RCA. Je ne pourrais m’étendre sur ce sujet parce que, en toute honnêteté, je ne l’ai pas vu. Nous sommes toujours dans une situation de conflit, comme vous l’avez dit dans votre question précédente, les groupes armés continuent à sévir en RCA. Nous n’avons pas encore signifié la fin de ce conflit de manière officielle. Peut-être l’occasion me sera donnée, une fois que cette guerre sera terminée, de pouvoir visualiser ce film mais je reste dans l’objectivité du contexte qui demeure persistant.
Sputnik: Il y a deux semaines, la troisième partie de la livraison d’armes russes est arrivée à Bangui. Est-ce que cette aide est suffisante pour la Centrafrique? Le pays a-t-il besoin de plus?
Sylvie Baïpo-Temon: À cette question, la réponse précédente est totalement valable. Chaque pays recherche des partenariats diversifiés parce que je vous assure que la pandémie du Covid-19 a fait du mal aux économies nationales. Le multilatéralisme essaye de tenir bon face à cette crise mais il est aussi important qu’au niveau national, chaque pays puisse identifier d’autres potentialités, ce qui est totalement compréhensible. En ce qui concerne la relation de la RCA avec la France, la République française est un partenaire historique. La RCA a été un territoire français, a été une colonie française avant son indépendance et de ce fait, nous sommes historiquement liés à la République française. La République française est un partenaire privilégié. Nous avons en commun cette langue qui, au-delà de tout, nous unit. Il s’agit de pouvoir trouver en tout cas l’adaptation nécessaire suivant l’évolution du monde, améliorer notre relation de coopération afin que celle-ci soit bénéfique mutuellement pour nos deux peuples. C’est de cela qu’il s’agit et comme dans toute famille, dans tout lien, dans toute relation, vous pouvez avoir des incompréhensions, des malentendus mais ce qui est important, c’est de ne pas escalader les tensions, plutôt d’aller vers l’apaisement et surtout vers la discussion. Il faut s’entendre, il faut s’écouter, il faut travailler ensemble. Je prends plaisir à dire, il me semble que c’est une phrase de Henry Ford: «être ensemble, c’est une chose mais travailler ensemble est la clé de la réussite». Donc, nous devons travailler ensemble, en tout cas la RCA est engagée dans le travail, pour asseoir un partenariat réussi, un partenariat qui apporte à nos deux pays, à nos peuples le meilleur que nous pouvons leur offrir.
Sputnik: Le Président Macron s’active de nouveau en Afrique et se tend vers les pays anglophones. Comment estimez-vous ses actions et comment évolue la relation entre Paris et Bangui? La France soutient-elle toujours financièrement la RCA?
Sylvie Baïpo-Temon: Dans le cadre de la coopération actuelle, il est vrai que la République française a annoncé la suspension de certains appuis financiers. Je comprends les difficultés mais ces appuis sont nécessaires pour la RCA. Si cette suspension se justifie par les difficultés que la France rencontre, il nous faut rediscuter et voir comment on peut faire autrement. Continuer à tenir un plaidoyer devant les organes internationaux à travers les programmes du FMI et autres, à solliciter peut-être un peu plus d’aides pour la RCA. Il s’agit d’un plaidoyer que la RCA et la République française peuvent porter ensemble.
Sputnik: Quels objectifs diplomatiques internationaux, en dehors de l’Afrique, vous fixez-vous pour cette année?
Sylvie Baïpo-Temon: Les objectifs diplomatiques fixés sont exactement les mêmes: poursuivre la dynamisation de la diplomatie centrafricaine, faire connaître la RCA, promouvoir la RCA et je pense que l’objectif premier pour cette année 2021 est de pouvoir intensifier, en tout cas augmenter la diplomatie économique. Il faut apporter la paix pour permettre le développement mais il faut également entamer le développement pour définitivement asseoir la paix et la stabilité.