«Ceux qui, au niveau géopolitique, ont versé dans la ‘Bidenmania’ risquent de s’en mordre les doigts dans les semaines et les mois à venir», prévient Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).
Joe Biden «avance –ce qu’il pense être– les intérêts de son pays»
Présenté comme le chantre du multilatéralisme par une partie de la presse et des acteurs géopolitiques après la parenthèse Trump, la première crise géopolitique du mandat Biden raconte ainsi une tout autre histoire, note Didier Billion.
«Joe Biden refuse non seulement qu’il y ait une résolution visant à implanter un cessez-le-feu, mais il est contre le principe même», s’offusque notre interlocuteur.
Un gage incontestable pour lui de l’unilatéralisme américain au sein de l’institution faisant pourtant –en théorie– office de cœur du multilatéralisme mondial. Rien de bien surprenant, selon Didier Billion. Et d’ailleurs, «l’unilatéralisme dont a fait preuve Joe Biden n’est pas uniquement circonscrit au dossier palestinien». Même si, dernièrement, «c’est ce contentieux qui a permis de le mettre en lumière».
"C'est Joe Biden lui-même qui s'oppose à une résolution présentée par la France à l'ONU", confie un diplomate français à Paris. "Ça gêne d'après lui Netanyahou, ça l’empêche de finir le nettoyage à Gaza", ajoute la source, au fait des tractations au Conseil de sécurité de l'ONU. pic.twitter.com/be9jMIN4Lx
— Georges Malbrunot (@Malbrunot) May 19, 2021
«Il ne faut pas croire que Joe Biden va être un chantre du multilatéralisme. Il avance en fonction de ce qu’il pense être les intérêts de son pays», ajoute-t-il. Une lecture plus objective et réaliste de la politique étrangère défendue par l’actuel Président américain qualifierait son attitude de multilatéralisme «à la carte», pour reprendre l’expression employée par l’Institute for Policy Studies. «Washington agit de manière multilatérale quand il le peut et de manière unilatérale quand il le choisit», affirme le think tank dans un récent rapport.
Multilatéralisme «à la carte»
Les États-Unis sont ainsi revenus dans l’accord sur le climat et ont maintenu leur place au sein de l’Organisation mondiale de la santé, deux promesses de campagne du 46e Président des États-Unis. Mais ils ont refusé de travailler avec leurs alliés à l’Onu pour mettre un terme aux effusions de sang au Proche-Orient. Exemple criant de cette notion de multilatéralisme à la carte.
Dans son plaidoyer géopolitique de campagne appelé «Why America must lead again» (Pourquoi les États-Unis doivent diriger de nouveau), Joe Biden développait son ambition de ramener le multilatéralisme au centre du jeu géopolitique. Il parlait ainsi à longueur de lignes de «travailler avec», de «coopérer», de «diplomatie», sans cependant mentionner explicitement le terme de «multilatéralisme» qu’observateurs et acteurs en Europe comme aux États-Unis lui attribuent pourtant volontiers. Peut-être le ver était-il en fin de compte dans le fruit.
L’illusion a toutefois fonctionné: exit l’«America first» de Trump et des États-Unis recroquevillés sur eux-mêmes. Une Amérique qui «assume» son leadership et promeut un environnement géopolitique multilatéral –si tant est que ces deux notions ne soient pas contradictoires d’un point de vue strictement géopolitique– était attendue.
Tensions continues avec la Chine
Une illusion dont ne s’est guère bercé Didier Billion. «En fin de compte, tout est calculé en fonction des intérêts américains», tranche-t-il. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est extrêmement difficile de trouver une trace du terme «multilatéralisme» dans les paroles ou les écrits du candidat, puis du Président Biden. Employer cette expression réduirait sa liberté d’action car il aurait par conséquent le devoir d’en appliquer systématiquement les principes, faute de quoi il serait tenu responsable de ses propos, affirme le directeur adjoint de l’IRIS. Une position dans laquelle le Démocrate se garde bien de se placer pour ne pas réduire ses marges de manœuvre et ainsi pouvoir continuer d’agir unilatéralement quand il le jugera nécessaire.
«Cette ‘Bidenmania’ est née d’un effet de réaction avec la présidence Trump. Avec les Démocrates, ce sera beaucoup plus subtil, mais la finalité sera similaire», constate notre interlocuteur.
«On le voit bien dans la manière dont il veut gérer les relations avec la Chine. C’est tout aussi rude que son prédécesseur, mais de façon un peu mieux enrobée», explique-t-il par ailleurs.
Attachement américain à la notion de «destinée manifeste»
Un exemple parmi d’autres que le chercheur juge symptomatique du fait que les États-Unis ne sont pas prêts à régler ce type de dispute dans un cadre multilatéral. En réalité, «Biden est Président des États-Unis et il est censé défendre les intérêts des États-Unis», note Didier Billion, insistant sur le fait que «c’est son droit et même son devoir.»
Une défense des intérêts américains qui passerait, selon la branche institutionnelle du parti démocrate –mais pas que–, «par l’exportation de son modèle de démocratie libérale», observe notre interlocuteur. Washington peut ainsi défendre un multilatéralisme au sein duquel tous les acteurs sont alignés politiquement sur son schéma.
Le directeur adjoint de l’IRIS explique cette démarche par le fait que «les dirigeants états-uniens sont encore dans l’idée qu’ils sont les héritiers de la ‘destinée manifeste’». Expression qui désigne la forme américaine de l’idéologie calviniste selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine l’expansion de la «civilisation» vers l’Ouest et, à partir du XXᵉ siècle, dans le monde entier.
«Ils ont toujours cette idée, et c’est vérifiable dans les discours, que les dirigeants américains sont là pour apporter le bien au monde», conclut ainsi Didier Billion.