Ce mercredi à partir de six heures du matin, une marche pacifique, contre le Conseil militaire de transition et l’ingérence de la France, a démarré dans la capitale tchadienne. Cette manifestation se tient dans le cadre de la série de marches pacifiques organisées chaque semaine par la coordination de la coalition « Wakit Tamma» («L'heure est arrivée» en arabe tchadien). Mahamat Nour Ibedou, une des figures centrales de la société civile tchadienne, était présent lors de la marche et a répondu aux questions de Sputnik.
Sputnik: Depuis le 20 avril, le Tchad se trouve dans une période de transition, comment évaluez-vous les changements réels qui se passent actuellement dans le pays et à quels changements vous attendez-vous dans un avenir proche?
Mahamat Nour Ibedou: Nous avions pensé qu’après la mort de M.Déby ça serait une opportunité formidable pour essayer de repartir sur de nouvelles bases, parce que notre pays a été complément détruit par la mauvaise gouvernance chronique depuis 31 ans. C’était l’occasion de mettre en place des institutions avec des hommes capables, afin d’essayer de faire décoller ce pays. Dans un avenir proche, il nous faut vraiment une vraie transition avec un vrai dialogue inclusif où on doit faire venir tout le monde. Il faut surtout faire venir les opposants armés parce que sans cela il n’y aura pas de paix. Aucun opposant ou mécontent ne doit rester à l’extérieur de ce dialogue, tout le monde doit débattre des problèmes du Tchad et nous allons en finir une fois pour toutes.
Sputnik: Vous manifestez contre l’ingérence de la France dans les affaires intérieures tchadiennes, dans quoi cette ingérence se manifeste-t-elle d’après vous?
Mahamat Nour Ibedou: Notre organisation est l’ensemble de l’association de la société civile, des partis politiques, des personnalités et des ressources, des plateformes des jeunes. Nous avons organisé plusieurs manifestations contre le coup d’État [la mise en place du Conseil militaire de transition, ndlr] et contre le gouvernement français, dont celle du 27 avril où il y a eu 16 morts, et nous savons que la répression a été ordonnée par le Conseil militaire qui est soutenu par la France. C’est terrible mais la France est co-responsable de la mort de ces 16 personnes. Puisque notre coalition est contre ce coup d’État, nous sommes devenus «les indésirables» de Paris, parce que quand une délégation internationale arrive au Tchad, la France s’arrange pour nous empêcher de les voir et essaie de nous marginaliser.
Sputnik: Est-ce que vous avez subi une pression quelconque de la part des autorités françaises durant les manifestations dans les villes tchadiennes?
Mahamat Nour Ibedou: L’ambassade de France avait essayé de dissuader mes camarades de la société civile, notamment la Plateforme des jeunes, d’effectuer la marche qu’ils avaient préparée. Moi, j’avais été reçu par l’ambassadeur lui-même qui m’a parlé d’un « pays fragile, qu’il ne faudrait pas mettre à mal». Donc, d’une manière voilée, il avait demandé de ne pas faire la marche.
Après la mort d’Idriss Déby, la France a bel et bien aidé à l’installation du pouvoir militaire, plus précisément, la France a aidé à faire un coup d’État pour sauver ses intérêts. La France cherche à garder coûte que coûte le système de M.Déby, parce que tout est en place maintenant, il n’y a que la tête qui a changé.
Nous avons pensé que la mort d’Idriss Déby était une formidable opportunité de faire du Tchad un pays prospère, respecté, le pays où règne la justice sociale, le pays où le peuple trouvera le bien-être. Et désormais, après 30 ans de misère, la France cherche à perpétrer 30 autres années par le biais de son fils.
Sputnik: Vous militez pour les droits de l’homme depuis des dizaines d’années au Tchad, d’après vous, quel bilan a laissé Idriss Déby après lui à ce sujet?
Mahamat Nour Ibedou: C’est un des bilans les plus catastrophiques qui soit. Aucun des chefs tchadiens n’a été l’auteur d’un tel désastre envers son peuple. Le pays est devenu pétrolier depuis 2004, quand le pétrole a été commercialisé. Mais en 2018 il fallait recourir au gouvernement français pour pouvoir payer les fonctionnaires. Il est évident que l’injustice est flagrante parce que le pouvoir est devenu clanique, tous les fondements économiques ont été détruits: il n’y a aucune politique d’emploi, tout est à refaire dans ce pays. L’argent en provenance des ressources pétrolières a été massivement détourné et logé dans les paradis fiscaux, alors que le peuple tchadien vit une misère terrible et le pays arrive en dernier dans toutes les statistiques mondiales.
Les populations arrivent à peine à faire un repas par jour et, dans les campagnes, les gens partent creuser les fourmilières, pour cueillir les quelques grains accumulés par les fourmis et faire manger leurs enfants. L’eau est pratiquement inexistante. Même dans la capitale, les robinets sont secs une fois sur deux.
Tout est à reconstruire, le chômage est endémique, l’injustice est flagrante, la justice et les autres institutions sont aux ordres de l’exécutif, y compris les députés. Presque toutes les recettes sont détournées massivement par la famille de M.Déby, toutes les institutions financières sont gouvernées par les parrains du clan Déby. Le pays a été tout simplement pillé. Le peuple tchadien vit encore plus la misère qu’avant l’ère pétrolière.
Sputnik: Depuis septembre 2020 vous avez été suspendu de votre poste de secrétaire général de la Convention tchadienne de défense des droits de l'homme (CTDDH) par la justice. Comment menez-vous vos activités depuis et aujourd’hui?
Mahamat Nour Ibedou: Depuis septembre 2020, j’ai fait l’objet d’une suspension illégale par une ordonnance d’un des juges qui a été aux ordres de M.Déby, puisque M.Déby ne voulait pas me voir à la tête de mon organisation. Mes avocats ont fait appel de cette suspension et tant que le verdict n’est pas tombé je reste toujours le secrétaire général de la CTDDH. Mais Déby avait oublié qu’en me suspendant de la tête de l’organisation, je restais toujours membre de la CTDDH et un défenseur des droits de l’homme. Donc rien ne m’empêche de mener les activités que je veux.