Depuis 2015, le Niger vit au rythme d’une grave détérioration de sa sécurité, notamment à cause des groupes djihadistes actifs dans la zone de Tillabéri, dans l’ouest du pays. Depuis le début de l’année 2021, pas moins de 320 personnes ont été tuées dans cette région lors de trois attaques terroristes, dont la dernière s’est déroulée samedi 17 avril. Dans la nuit du 30 au 31 mars, à deux jours de la cérémonie d’investiture le 2 avril du nouveau Président nigérien Mohamed Bazoum, un coup d’État militaire visant le palais présidentiel à Niamey est déjoué.
Mardi 13 avril, soit près de deux semaines après la tentative de coup d’État au Niger, le président de la coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) – alliance regroupant les anciens groupes armés indépendantistes et nationalistes, touareg et arabes – Sidi Brahim Ould Sidati est tué par balles à Bamako par plusieurs individus. Il était à la tête de la délégation de la CMA lors de la signature de l’accord de paix et de réconciliation, le 20 juin 2015 à Alger, qu’il avait lui-même paraphé.
Ainsi, c’est tout le Sahel qui continue de s’embraser, notamment dans la région des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso.
— Kamal Louadj (@LouadjSputnikFR) April 15, 2021
Au-delà des considérations ethniques qui alimentent plusieurs conflits dans la région et auxquelles les activités djihadistes sont venues se greffer, quel est le contexte global qui permet de dénouer le fil extrêmement complexe de cette région du Sahel? Pourquoi les armées locales, aidées par l’armée française dans le cadre des opérations Serval, Barkhane et Force G5 Sahel, n’arrivent-elles toujours pas à juguler l’insécurité pour permettre aux États de mener des politiques de développement?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le chercheur et politologue algérien Mohamed Laïchoubi, membre d'académies européennes, dont l’Académie royale d’Espagne, de cercles de réflexion et de think tanks internationaux, mais aussi ancien ministre et ambassadeur.
Impulsion de consensus et dynamique de paix contrariées
«Ces dernières années [depuis l’accord de paix signé en 2015 à Alger, ndlr], il y a eu des efforts conjugués dans certains pays de la région, dont l’Algérie, pour essayer de créer une dynamique de paix», indique l’expert, soulignant que «malheureusement, cette dynamique qui devait s’organiser autour d’un consensus et d’hommes de paix, comme feu Sidi Brahim Ould Sidati, un ensemble d’actions de déstabilisation a vu le jour pour perturber, voire arrêter, cette tendance par des événements sanglants et un discours politique allant à contrecourant».
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Et d’ajouter que «ce nouveau discours qui a été encouragé par certaines grandes puissances mondiales via certains hommes politiques des États du Sahel, notamment au Mali [concernant le conflit nord-sud, ndlr], est exactement celui que nous avons entendu auparavant partout dans les différents théâtres d’opérations, comme en Libye, la première cause de déstabilisation qui a eu un effet domino sur la sécurité dans toute la région du Sahel».
Alors que la région connaît une recrudescence des actions terroristes, dont les groupes sont affiliés à Al-Qaïda* ou Daech*, M.Laïchoubi poursuit: «Nous constatons que la dynamique de paix est contrariée par le jeu évident d’un certain nombre de puissances mondiales qui ont amené beaucoup d’imminents spécialistes à énoncer l’existence d’une géopolitique de l’invisible manipulée par certains pays et grandes sociétés multinationales qui tentent d’orienter le terrorisme dans le sens qui sert leurs objectifs géostratégiques».
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Compétition des grandes puissances au Sahel, un remake du Moyen-Orient?
À l’image des enjeux géopolitiques et géostratégiques dans la région du Moyen-Orient où les grandes puissances mondiales (États-Unis, Chine, Russie et Inde) ainsi que régionales (Israël, Iran, Turquie et Arabie saoudite) se disputent les zones d’influence, l’académicien estime que le Sahel est également le théâtre «d’un même jeu de positionnement dans cette région au grand pouvoir stratégique qui pèse sur l’équilibre géopolitique et énergétique du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest».
Selon lui, «l’objectif de certains acteurs est le contrôle des richesses et la sécurisation des circuits d’approvisionnements énergétique et minéral [pétrole, gaz, uranium, or, phosphate, étain, etc., ndlr]». À ce titre, il cite «le golfe de Guinée pour les débouchés vers les Amériques, le Sahara et la Méditerranée vers l’Europe, et la mer Rouge vers l’Asie».
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Dans ce sens, Mohamed Laïchoubi cite à titre d’exemples les États-Unis qui importaient d’Afrique «environ 15% de leurs besoins en énergie fossile, notamment le pétrole» et sont passés à «plus de 20% actuellement»; la Chine qui est passée de «15% d’importation dans les années 1980 à plus de 30% actuellement, et l’Inde est à 20%». Il rappelle que derrière le Sahel ce sont le Maghreb et l’Afrique tout entière qui sont visés, un marché immense qui comptera «2,3 milliards d’individus en 2050». «C’est également 60% de terres arables non cultivées dans le monde, pratiquement 10% des réserves mondiales de pétrole et plus de 11% de sa production».
Dans ce contexte, M.Laïchoubi constate qu’au-delà «des convoitises et des compétitions, il y a de nouvelles puissances qui rentrent en jeu dans le Sahel et en Afrique, notamment la Chine, l’Inde, les États-Unis, la Russie et la Turquie».
Paradoxes de l'histoire et objectifs inversés
Dans ces conditions, quelle sera l’évolution de la situation au Sahel, et plus généralement en Afrique? Le politologue répond qu’il est «nécessaire de faire une rétrospective et un petit retour en arrière pour tirer les enseignements de l’histoire», rappelant «certains de ses paradoxes».
«Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, les grandes puissances européennes (le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne) sont entrées en compétition pour imposer leur suprématie, n’imaginant pas que cette guerre allait donner naissance à un monde complètement reconfiguré autour d’autres pôles», expose-t-il, précisant que les résultats ont été «un affaiblissement de leur puissance, le démantèlement de leurs empires coloniaux et la montée des États-Unis et de l’Union soviétique comme les deux grandes puissances d’après-guerre».
Selon lui, en Asie, les guerres d’Indochine, du Viêtnam et du Cambodge ont donné une tout autre cartographie géopolitique à la région, avec la montée de la Chine, de l’Inde et de la Corée. Le conflit syrien a paradoxalement permis le retour de la Russie dans la région, l’introduction de la Chine et de la Turquie, et le recul de l’Europe.
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«Au Sahel, les tendances lourdes sont caractérisées par la présence du capital occidental durant toutes les décennies ayant suivi la période coloniale – dont le capital français est majoritaire – comme au Mali, au Niger, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Maroc et au Burkina Faso. C’est tout simplement la continuité de l’ancienne Afrique française», souligne-t-il, déplorant que «nous a[y]ons comme résultat une des régions les plus pauvres au monde qui se caractérise par le terrorisme, les explosions, les sécessions, les guerres fratricides qui nous rappellent la période coloniale».
Modèles vieillissant, en perdition et aux effets tragiques
En plus de la défaillance de la présence publique dans certaines des régions des pays du Sahel et les considérations ethniques, M.Laïchoubi cite une phrase de l’ancien patron de la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure), Alain Chouet, qui a dit: «Tout contestataire dans les pays musulmans, politique ou de droit commun, pour qu’il soit pris au sérieux, avec un retentissement médiatique international, se réclamera d’Al-Qaïda* ou d’Aqmi*».
Ainsi, rappelant le concept de «géopolitique de l’invisible», l’ex-ministre algérien explique que «les grandes multinationales, majors et cartels disposent de moyens financiers pour corrompre, créer des leurres et entretenir des armées privées et de rébellion et des dissidents qu’ils utilisent pour poursuivre leurs objectifs».
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«Ainsi, la menace terroriste est amplifiée, voire nourrie, permettant à certains États rivaux de prendre le contrôle des richesses, et c’est précisément ce qui se passe au Sahel».
Enfin, Mohamed Laïchoubi note que «malheureusement, certaines anciennes puissances coloniales n’arrivent pas à évoluer conceptuellement en termes de politique extérieure». «Elles sont encore piégées dans les méthodes tragiques et archaïques des zones d’influence, où il faut imposer sa suprématie au lieu d’aller vers des partenariats gagnant-gagnant», soutient-il, affirmant que «l’entrée en compétition de la Chine, de la Russie, de l’Inde et même des États-Unis, puissances plus pragmatiques, va faire exploser tous ces schémas postcoloniaux de zones d’influence qui rappellent les années 1950».
«Donc, l’entretien de ces guerres ouvertes et des conflits larvés ne va pas donner, à lumière des paradoxes de l’histoire cités plus haut, les résultats escomptés par certaines grandes puissances», conclut-il.
*Organisation terroriste interdite en Russie