De la politique aux entreprises privées, le «pantouflage» a-t-il de beaux jours devant lui?

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Nicolas Sarkozy, alors président de la République, et Sébastien Bazin, PDG d'Accor. - Sputnik Afrique, 1920, 16.04.2021
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Annoncé ce jeudi, le départ de Brune Poirson pour le groupe hôtelier Accor fait jaser. L’ex-secrétaire d’État et députée n’est pourtant pas la première à renoncer à la vie politique pour une multinationale. Une pratique qui frôle parfois le conflit d’intérêts et que la loi encadre avec plus ou moins de facilité. Retour sur un phénomène récurrent.

Les accusations de pantouflage –pratique consistant à passer de la fonction publique au secteur privé et parfois même à faire des aller-retour– sont légion depuis deux jours sur les réseaux sociaux. Proférées par une partie de la classe politique, elles visent l’ancienne secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique Brune Poirson.

Non reconduite à ses fonctions après l’arrivée de Jean Castex, celle-ci s’en était retournée siéger en tant que députée du Vaucluse. Jusqu’à ce jeudi 15 avril, date à laquelle elle a officialisé son départ pour Accor, premier groupe hôtelier d’Europe, afin d’y assumer les fonctions de directrice du développement durable.

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Conflit d’intérêts? Pour celle qui assurait, il y a peu, un poste au sein du gouvernement et qui a donc accès à des informations pouvant bénéficier à l’entreprise, la question se pose.

Selon Jean-Luc Touly, président du FRICC (Front républicains d’intervention contre la corruption) et co-auteur de Les recasés de la République (Éd. First 2015), il y a risque de corruption dès lors que l’activité prête à la divulgation d’informations et à l’exercice d’une influence quelconque sur les acteurs publics.

«Ce tourniquet du public au privé, c’est un recyclage qui existe depuis des années et qui touche les élus de tous bords. Dans le cas de Brune Poirson, il y a manifestement un conflit d’intérêts au vu des fonctions qu’elle va occuper», dénonce celui qui fut également membre de l’association Anticor.

Dirigée par Sébastien Bazin, proche du gouvernement et pressenti un temps comme nouveau ministre des Finances, la holding avait déjà recueilli Nicolas Sarkozy en 2017, après sa défaite aux primaires de la droite. Membre du conseil d’administration, il pouvait donc, dès lors, apporter à Accor une influence inégalable dans les discussions politiques, une précieuse expérience et surtout un carnet d’adresses fourni.

Bonnes planques et conflits d’intérêts

Son ancien Premier ministre, François Fillon, trouvait lui refuge chez Tikehau, puissant fonds d’investissement, au lendemain de l’élection présidentielle de 2017. Là aussi, la fonction est avant tout honorifique et François Fillon a quitté son poste de «senior associate» lorsqu’il a été condamné dans l’affaire du «Penelopegate». «Outre son avis sur des projets d’investissement, François Fillon se servait de son volumineux carnet d’adresses pour faciliter l’accès à des chefs d’État ou de gouvernement et à des fonds souverains», notait à l’époque Le Parisien.

Et si ces anciens responsables politiques n’ont pas été inquiétés, d’autres en revanche se sont vus retoqués par la Commission de déontologie de la fonction publique. Encadrée par l’article 432-13 du Code pénal relatif au délit de prise illégale d’intérêts, la pratique peut être condamnée si elle ne respecte pas l’expiration d’un délai de trois ans suivant la cessation des fonctions exécutives.

Dans les faits, ce n’est que rarement le cas, explique Jean-Luc Touly:

«Pour qu’une enquête soit faite, il faut qu’une plainte soit déposée et pour cela, il faut être reconnu d’utilité publique. Ensuite, pour que les personnes concernées soient condamnées, il faut des preuves solides, ce qui n’est pas toujours évident. Plusieurs de nos plaintes ont été stoppées puis relancées parfois par Anticor, ce qui rallonge la procédure. Si une association anticorruption ne se constitue pas partie civile, en général il ne se passe rien, c’est très compliqué. Sans compter la batterie d’avocats engagés par les multinationales.»

Récemment néanmoins, l’ex-conseiller sanitaire d’Olivier Véran, Grégory Émery, se voyait empêché de rejoindre Korian, le groupe gériatrique, au motif que ses fonctions auraient pu créer un conflit d’intérêts et favoriser l’entreprise en l’informant des décisions gouvernementales.

Bernard Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur reconverti en consultant indépendant, est quant à lui accusé d’avoir mis à profit ses méthodes d’espionnage pour le compte de son client LVMH. En effet, le délit de pantouflage peut s’appliquer, toujours selon l’article 432-13, à tout ancien membre du gouvernement, titulaire d’une fonction exécutive locale, fonctionnaire, militaire ou agent d’une administration publique. C’est même chez les fonctionnaires qu’elle serait pratique courante et ancestrale.

Les devoirs d’un haut fonctionnaire

Le terme de «pantouflage» provient de l’École polytechnique et désignait originellement ceux qui renonçaient à servir l’État à la fin de leurs études, préférant le confort du privé plutôt que la «botte» de l’uniforme. En effet, dans les grandes écoles de l’administration –Polytechnique, l’ENS ou encore l’ENA–, la règle oblige les diplômés à servir l’État au moins dix ans, sans quoi il faut rembourser le salaire perçu durant les études, salaire lui-même surnommé «la pantoufle».

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 La pratique est pourtant si admise que la suppression de l’ENA récemment annoncée par Emmanuel Macron –lui même énarque et «pantouflard» puisqu’il quittait en 2008 ses fonctions d’inspecteur des Finances pour entrer à la banque Rothschild– a notamment pour but d’éviter le favoritisme en vigueur.

Le problème est donc déontologique avant d’être juridique, ce qui n’empêche pas les hauts fonctionnaires de se tourner souvent vers le secteur privé, les écarts de salaire pouvant s’élever à 30% lorsqu’ils sont débauchés par de grands groupes.

Ainsi, la pratique, plus ou moins légale bien que moralement répréhensible, est entièrement démocratisée et crée pourtant, elle aussi, des conflits d’intérêts, regrette Jean-Luc Touly.

«La justice a ses limites et ces affaires ne sont pas totalement interdites. La seule chose à faire, souvent, c’est de les rendre publiques pour qu’il y ait une réponse et que la pratique soit dénoncée», concède-t-il.

Et le procédé ne cessera pas dès demain, semble-t-il, à mesure que les procédures restent inachevées, les lanceurs d’alerte intimidés et les arrangements passés tacitement.

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