Moscou a rappelé il y a une vingtaine de jours son ambassadeur aux États-Unis, Anatoli Antonov, et ne se dépêche pas de le faire revenir. Pourquoi? Est-ce normal qu’un ambassadeur reste si longtemps absent? Que signifie cette situation? Le service russe de la BBC a posé ces questions à des experts des relations russo-américaines.
Un «symbole» d’insatisfaction
Steven Pifer, ancien ambassadeur américain en Ukraine et ex-directeur du Conseil de sécurité nationale américain pour la Russie et l'Europe orientale, explique que l’absence de l'ambassadeur ne signifie pas que la Russie n'a pas de représentation diplomatique à Washington.
«Lorsqu’un ambassadeur quitte provisoirement le pays où il est en poste – que ce soit pour des consultations, des raisons personnelles ou la fin de son mandat – l’ambassade est dirigée par le ministre conseiller, le numéro deux de la mission diplomatique», indique-t-il.
Pour Dmitri Souslov, directeur adjoint du Centre d'études européennes et internationales de l’École des hautes études en sciences économiques, cette situation signifie que la Russie n’abaisse pas officiellement le niveau de ses relations diplomatiques avec les États-Unis, mais manifeste, à l’heure de la dégradation des relations russo-américaines après la déclaration effrontée de Joe Biden, «qu’il est impossible de laisser le business as usual (sic)».
«La Russie n'est pas satisfaite de la réaction des États-Unis qui n’ont ni présenté d’excuses, ni essayé de désavouer cette déclaration. Nous constatons du côté américain la poursuite du business as usual (sic), et la Russie laisse clairement entendre que cela ne lui convient pas et signifie son insatisfaction par un symbole.»
Selon lui, Anatoli Antonov est toujours ambassadeur, il n'est pas officiellement rappelé, mais il reste à Moscou pour montrer que la Russie est mécontente de l'état actuel des relations, notamment de la réaction des États-Unis à la grossière déclaration du Président américain, précise-t-il.
Alexandre Baounov, rédacteur en chef de Carnegie.ru, estime pour sa part que c’est une rétrogradation du niveau des relations.
«Il existe une vieille interprétation diplomatique: il est possible de fermer complètement l'ambassade, de réduire le nombre de diplomates. Les façons de manifester la réduction des relations sont nombreuses. L’un des moyens est de rappeler l'ambassadeur pour consultations. C’est ce qui a été fait. Le deuxième est de ne pas faire retourner l'ambassadeur: plus longtemps il n'y a pas d'ambassadeur, plus vous manifestez votre mécontentement. Le rappel pour trois jours est une chose, mais pour trois mois, c’en est une autre.»
Selon lui, Moscou manifeste son mécontentement et ne voit pas comment développer des rapports avec un pays qui se permet de telles déclarations non diplomatiques.
Nul besoin d’ambassadeur sans ordre du jour
Répondant à la question de savoir si une mission diplomatique peut fonctionner sans ambassadeur, Dmitri Souslov attire avant tout l’attention sur le fait que les relations russo-américaines ne sont pas normales actuellement, que «non seulement elles frôlent la confrontation, mais qu'elles sont aussi malsaines» et que «des contacts bilatéraux actifs n’existent pas».
«La Russie ne se dépêche pas de faire reprendre à l'ambassadeur sa mission parce qu'il n'y a pas de besoin objectif de sa présence à Washington 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. L'agenda des relations bilatérales est extrêmement restreint: la Russie et les États-Unis n'ont pas encore entamé de négociations sur la stabilité stratégique après la prorogation du traité New START, de pourparlers sur la cybersécurité ou sur les missiles à moyenne et courte portée. Pour le moment, c’est l’ordre du jour bilatéral qui est absent. Cela étant, la présence permanente de l'ambassadeur n'est tout simplement pas nécessaire», explique-t-il.
L'ambassadeur à Washington reste en Russie uniquement parce que les États-Unis font semblant que rien n'a changé et que l'administration Biden peut continuer «à cumuler la grossièreté diplomatique et la rhétorique conflictuelle avec l'interaction électorale quand elle en a besoin».
Alexandre Baounov rappelle dans ce contexte que le corps diplomatique russe aux États-Unis vit pratiquement dans l'isolement depuis 2016 et que «l'ambassadeur est une figure toxique» parce que les Américains «ont peur de communiquer avec les Russes, de prendre une carte de visite, de leur serrer la main, de les inviter chez eux ou au restaurant» à cause des accusations d'ingérence dans les élections américaines.
Absence prolongée
La BBC ayant évoqué une éventuelle amélioration de la situation, Dmitri Souslov explique qu’Anatoli Antonov retournera à Washington dans deux cas.
«Soit les États-Unis s'excuseront ouvertement pour la grossièreté de Joe Biden et laisseront entendre que ce fut une erreur. Ce qui est extrêmement improbable. Soit en cas d’apparition d’un véritable ordre du jour, ce qui implique que l'administration Biden doit se fixer sur sa politique à l'égard de la Russie dans le domaine de la stabilité stratégique, du contrôle des armements et d’autres dossiers.»
Alexandre Baounov estime de son côté que le rappel de l’ambassadeur n’est pas un signe de protestation contre la déclaration concrète de Joe Biden, bien que cette phrase ait joué son rôle.
«Toute la situation des quatre dernières années s'est développée de sorte que les diplomates russes ne font pas ce qu'ils font habituellement dans des conditions normales. Même chose pour les diplomates américains à Moscou.»
Avec l’arrivée de l'administration Biden, «quelques révérences» ont été faites pour relancer les relations, mais le contexte n'était pas propice, avant tout dans le contexte de l’affaire Navalny, d’après lui.
«C’est moins une protestation contre une action particulière qu’une constatation que les relations entre les pays sont gelées et qu'il n'y a nul besoin d’ambassadeur», affirme-t-il.
En ce qui concerne l’absence prolongée d'un ambassadeur, Dmitri Souslov constate qu’à ce jour la situation est unique et malsaine.
«Pendant la guerre froide, les relations russo-américaines étaient conflictuelles, mais le dialogue avec l'URSS n'était pas considéré aux États-Unis comme une trahison des valeurs américaines ou une démonstration de collusion avec le régime communiste. Le dialogue était vu comme un moyen important d’assurer la sécurité nationale. Aujourd'hui, le dialogue avec la Russie n'est pas considéré comme tel.»
Steven Pifer souligne lui aussi que ce «rappel démonstratif» de l'ambassadeur russe est inhabituel.
«Cependant, je m'attends à ce qu’Anatoli Antonov revienne bientôt», note-t-il.
Point de vue de la Russie
Entretemps, Moscou a fait savoir qu’Anatoli Antonov ne reviendrait probablement pas à Washington prochainement et que la solution du problème passe par la volonté des États-Unis de normaliser leurs relations avec Moscou, a déclaré à Sputnik le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov.
«Nous déciderons des délais en fonction des démarches que fera Washington sur la voie à double sens. Nous nous attendons à ce qu'il puisse quand même manifester le souhait ne serait-ce que d’une normalisation relative de nos relations et entreprendre quelque chose de visible et de perceptible», a-t-il indiqué.
«Ce n’est pas pour ces prochains jours», a-t-il ajouté.