Février 2017, à Alger. Alors qu’il est candidat à la présidentielle, Emmanuel Macron qualifie la colonisation française en Algérie de «crime contre l’humanité», déclenchant un tollé en France. Dans la lignée de cette déclaration, le Président élu fera plusieurs gestes en direction de l’Algérie pour un apaisement de la question mémorielle. Des gestes jugés insuffisants du côté algérien.
Dimanche 4 avril, le Président algérien a réaffirmé lors d’un entretien télévisé que la mémoire nationale «ne saurait faire l'objet de renonciation ni de marchandage dans le cadre des relations entre l'Algérie et la France». Le 17 mars, le chef d’état-major de l’armée, Saïd Chanegriha, avait déjà déclaré lors de l’ouverture du séminaire «Mémoire et unité nationale» que «les positions du peuple algérien sont comme les montagnes, immuables et inébranlables, puisqu’elles s’inspirent de notre doctrine nationale et de notre glorieuse révolution de libération, scellée par le sang de millions de martyrs».
Pour quelles raisons des dirigeants algériens haussent-ils le ton sur la question mémorielle, malgré les gestes d’apaisement d’Emmanuel Macron, premier chef d’État français à aller aussi loin sur la question?
Dans des entretiens accordés à Sputnik, le Dr Brahim Oumansour, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), et l’ex-colonel des services de renseignement algériens, Abdelhamid Larbi Chérif, avancent plusieurs pistes de lecture à l’approche de la visite officielle de Jean Castex les 10 et 11 avril.
Les gestes de Macron
Et d’ajouter que «le Président Tebboune a fait début mars une autre déclaration dans laquelle il suggère de ne pas faire de la question mémorielle "un fonds de commerce", tout en appelant à régler ce problème, certes épineux, avec intelligence et dans le calme, et non avec des slogans». «Ceci dit que malgré la complexité des problèmes mémoriels, économiques, politiques, sécuritaires et stratégiques entre les deux États, les canaux d’un dialogue et d’une négociation constructifs restes ouverts», ponctue-t-il.
La crise «comme une lame de fond»
Par ailleurs, l’expert considère qu’il faut prendre en considération la situation interne de l’Algérie où continue de sévir une crise politique, marquée par la reprise des marches du Hirak depuis le 22 février, en plus d’un contexte économique et social difficile sur fond de la crise sanitaire du Covid-19.
«Cette crise multidimensionnelle apparait comme une lame de fond qui pourrait expliquer à bien des égards la position d’Alger sur la question mémorielle», estime Brahim Oumansour. En effet, «en attendant la construction d’un État de droit démocratique, libre et pluriel, il faut savoir que le pouvoir algérien a toujours construit sa légitimité sur l’histoire de la Guerre de libération nationale, d’où l’appel du Président Tebboune à ne pas faire de la question mémorielle "un fonds de commerce"».
Ainsi, dans le contexte actuel en Algérie, «le pouvoir utilise encore cette question, dans une situation difficile, comme un moyen de rassembler les Algériens autour d’un objectif commun qui est celui de la préservation de l’unité et de l’indépendance nationale», soutient le Dr Oumansour, soulignant qu’actuellement, «il ne me semble pas du tout envisageable qu’Alger fasse la moindre concession concernant cette question, ni même qu’elle ouvre ses archives nationales en raison de la sensibilité du problème et du moment».
Enfin, à l’approche de la visite officielle de Jean Castex, «les autorités algériennes essayent probablement d’envoyer un message qui consiste à dire qu’elles refusent que les négociations sur la coopération économique soient subordonnées à des concessions sur la question mémorielle, notamment en ce qui concerne les pieds noirs et les harkis», conclut-il.
Les questions économiques et sécuritaires
«La France, qui est le deuxième partenaire commercial de l’Algérie après la Chine, pourrait faire le choix d’opter pour une augmentation significative de ses investissements directs dans le cadre d’un partenariat gagnant-gagnant, assurant un transfert du savoir-faire scientifique et technologique, à l’instar de ce qu’elle a fait en Tunisie et au Maroc, notamment dans les transports en commun rapides [comme le TGV, ndlr], le dessalement de l’eau de mer par le nucléaire, l’automobile, l’aéronautique, l’aérospatial», juge-t-il, appelant cependant «le gouvernement algérien à lever toutes les entraves bureaucratiques qui empêchent le lancement d’une telle coopération dans le respect total des intérêts vitaux nationaux».
Dans le même sens, l’ex-officier supérieur met l’accent sur le fait que «la question des fonds détournés vers la France par les caciques de l’ancien pouvoir du Président déchu Abdelaziz Bouteflika, ainsi que leurs biens immobiliers dans l’Hexagone, devrait être traitée en profondeur entre les deux parties durant les discussions, car elle constitue l’une des preuves majeures qu’il y a effectivement une volonté politique sérieuse de faire avancer les relations à un niveau supérieur».
Par ailleurs, Larbi Chérif pointe «le rôle de la France dans la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel suite à la destruction de la Libye en 2011 par l’Otan sous son instigation». «Ceci en plus du payement des rançons aux groupes terroristes et la remise en liberté dernièrement d’environ 200 djihadistes dans le cadre d’un accord pour libérer des otages, ce qui complique dangereusement la situation aux frontières sud de l’Algérie avec les différents pays du Sahel, comme le Mali et le Niger», ajoute-t-il.
Législatives, Sahara occidental et France-Afrique
La campagne pour les législatives anticipées du 12 juin en Algérie débutera le 17 mai et prendra fin le 8 juin. Les partis d’opposition (FFS, RCD, PT, UPC, MDS) ont déjà annoncé leur refus d’y participer. À ceci s’ajoute le refus du ministère de l’Intérieur d’accorder l’agrément à d’autres partis (comme Nida El Watan d’Ali Benouari et l’ANC d’Abdelhamid Larbi Chérif) qui auraient pu participer, et le rejet de ces élections par le Hirak.
Ainsi, «il y a un risque imminent que cette région, qui a déjà boudé les présidentielles de décembre 2019 et le référendum sur la Constitution de novembre 2020, n’ait pas un seul député à l’Assemblée nationale, un cadeau en or au mouvement séparatiste [Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK)», prévient-il.
«Or ce mouvement est abrité par la France où son leader ne souffre d’aucune gêne pour s’adresser aux habitants de la région dans des termes on ne peut plus clairs, appelant à se séparer de l’Algérie considérée comme une puissance coloniale», ajoute-t-il, estimant que «la France devrait avoir une position claire sur cette question et sur l’activité suspecte de son ambassadeur en Algérie dans le contexte du retour du Hirak».
Enfin, Abdelhamid Larbi Chérif évoque «le dossier du Sahara occidental dont la France a toujours eu une position en faveur du Royaume du Maroc, au mépris du droit du peuple sahraoui à l’autodétermination, en conformité avec les résolutions de l’Onu».
«Paris devrait laisser tomber les anciens réflexes de la France-Afrique et renouveler sa diplomatie envers le continent afin qu’une coopération puisse s’établir avec l’Algérie, dans un contexte où Rabat a scellé un accord avec Israël, sous la bienveillance américaine, qui pourrait avoir de bien fâcheuses conséquences sur ses intérêts au Maghreb et en Afrique en général», conclut-il.