Voilà un hasard du calendrier qui pourrait passer pour un pied de nez du gouvernement. Tandis que plusieurs victimes sortent du silence et que les mises en examen de policiers se succèdent, le ministère de l’Intérieur retoque les propositions d’une commission d’enquête parlementaire sur l’usage des lanceurs de balles de défense (LBD). Déposé en janvier, le rapport a été piloté par Jean-Michel Fauvergue, député LREM et ancien patron du RAID, sous l’impulsion du groupe socialiste.
Intervenue auprès de cette commission d’enquête pour évoquer les enjeux du maintien de l’ordre, la secrétaire générale du syndicat Unité magistrats SNM FO, Béatrice Brugère, explique à Sputnik:
«Il y a manifestement des problèmes liés à l’usage de cette arme et à la formation qu’elle nécessite. Lorsque la commission a été créée, l’objectif était d’obtenir un meilleur suivi de ces dossiers et un encadrement de l’utilisation de ces armes.»
Celle qui est également vice-procureur de la République au tribunal de grande instance de Paris soutenait l’initiative. Elle la juge «utile pour mettre chacun devant ses responsabilités». Dans un courrier adressé aux auteurs du rapport, Gérald Darmanin ne semble pas sur la même longueur d’onde. Il balaie leurs propositions d’un revers de manche.
La violence légitimée?
Le motif? Le maître de la place Beauvau invoque une diminution significative du nombre de tirs d’ores et déjà observée. Il énumère aussi des mesures déjà mises en œuvre, comme le «schéma national du maintien de l’ordre» rédigé en septembre. Outre le remplacement de certains types de grenades –notamment les GLI-F4, responsables des mutilations, par des GM2L, moins dangereuses–, il est vrai que ce schéma prévoit désormais de faire opérer les tireurs en binômes. L'un tire et l’autre l’a… à l’œil.
Mais fallait-il pour autant passer discrètement commande de 17.000 munitions supplémentaires? En effet, publié sur le site du ministère de l’Intérieur, un appel d’offres pour des «munitions cinétiques de défense unique de calibre 40 mm au profit des forces de la sécurité intérieure» interpelle. Surtout au moment où l’AFP divulgue la mise en examen d’un policier suspecté d’avoir éborgné Fiorina Lignier. En effet, selon une source judiciaire, le fonctionnaire est soupçonné de «violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente». La victime, une étudiante de 20 ans au moment des faits, avait perdu l’œil gauche à Paris lors de l’acte IV des «Gilets jaunes», le 8 décembre 2018. Une blessure provoquée par ce qui s’est avéré être un tir de LBD. En novembre, Fiorina Lignier affirmait même que l’inspection générale de la Police nationale (IGPN), en charge de l’enquête, avait depuis deux ans «les noms et vidéos des hommes de la brigade de recherche et d’intervention qui me tirent dessus».
Un policier a été mis en examen le 10 février pour l'éborgnement d'une femme, Fiorina Lignier, par un tir de lanceur de balles de défense (LBD) lors d'une manifestation des gilets jaunes en décembre 2018 à Paris, a appris l' #AFP de sources concordantes pic.twitter.com/i7jujP41iZ
— Agence France-Presse (@afpfr) March 24, 2021
Contestant être l’auteur du tir, l’officier de police mis en cause est placé sous contrôle judiciaire. Mais il n’est pas le seul dans son cas. De nombreuses affaires de mutilations par ces lanceurs de balles ou de grenades reviennent sur la table. Et la réponse à apporter ne semble pas toujours évidente.
Des dégâts sévères et multiples
La mise en examen récente intervient quelques semaines après celles de deux autres policiers impliqués dans plusieurs violences envers les Gilets jaunes, notamment le tireur de la grenade qui avait éborgné Jérôme Rodrigues, figure du mouvement. Là encore, les circonstances troubles et l’absence d’images vidéo ont compliqué la procédure. Le tireur indique avoir été formé au maniement de son arme en 2016, mais n’avoir jamais pu s’entraîner depuis. Ce manque de pratique concerne toute l’institution policière. Il fait partie des chantiers ouverts par le Beauvau de la sécurité –le débat sur la réforme de la police lancé en janvier dernier à l’initiative du Président de la République.
«La difficulté est de cerner les raisons concrètes des blessures liées aux LBD. Certes, il y a des gens violents qui blessent volontairement, et il y en aura toujours, mais il y a sans doute également des difficulté à gérer les situations de crises. Certains cas sont aussi des tirs malheureux survenus sous la menace. Ils impliquent de repenser le mode d’intervention sur le terrain. Le Beauvau de la sécurité pourrait apporter des réponses», plaide de son côté Béatrice Brugère.
Pour la magistrate, ce n’est pas forcément le type d’arme qui est en cause: «La violence pourra toujours s’exercer par un autre moyen.» Elle dénonce la gestion des débordements sur le terrain. Là, la responsabilité est «commune», rappelle-t-elle, refusant de stigmatiser la fonction policière qui «subit, elle aussi, beaucoup de violence et dont les conditions de travail sont difficiles».
Il n’en reste pas moins que les dérives observées dans l’utilisation des LBD s’enchaînent. Début janvier, à Bordeaux, un policier de la brigade anti-criminalité était mis en examen pour un tir qui avait blessé à la tête un manifestant en 2019. Plus récemment encore, le 10 mars, un migrant portait plainte pour des faits similaires survenus en novembre. Pas de quoi dissuader le gouvernement d’employer une arme dite «de force intermédiaire». Il y a deux ans, Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, avait appelé la France à abandonner l’utilisation des équipements incriminés. Un coup d’épée dans l’eau. Une pétition rédigée par un neurochirurgien et signée par 181.710 personnes n’aura pas ému davantage l’exécutif.