Dans le contexte du travail lancé par Emmanuel Macron sur l’épineuse question de la mémoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Florence Beaugé, journaliste au quotidien Le Monde, évoque dans une enquête l’un des secrets bien gardés du conflit meurtrier. En effet, avec son article intitulé «Guerre d’Algérie: le tabou des viols commis par des militaires français», elle rouvre le débat sur un sujet qui, faute de témoignages de victimes et de financements, n’a pas eu sa part d’intérêt dans les recherches historiques des deux côtés de la Méditerranée.
«De tous les sévices perpétrés par l’armée française, le viol est le plus caché, par les auteurs autant que par les victimes. C’est l’angle mort des recherches historiques. Sous-estimé ou ignoré, le sujet n’a jamais vraiment été creusé. Et pour cause: dans un pays comme dans l’autre, il s’agit d’un tabou très ancien», écrit Florence Beaugé.
«À cela s’ajoute le fait que les historiens français ne disposent pas de financements pour se rendre sur le terrain. Ils doivent, le plus souvent, se contenter des archives ou des témoignages de vétérans, sans accéder à ceux des victimes».
Ainsi, dans un entretien à Sputnik, Mohamed Lamine Belghit, historien et professeur académicien à l’université d’Alger, s’exprime sur ce sujet qui n’a pas été évoqué dans le rapport sur la mémoire de la guerre d’Algérie remis dernièrement par l’historien français Benjamin Stora à Emmanuel Macron.
Le témoignage de Louisa Ighilahriz
Il a fallu attendre 38 ans après la fin de la guerre d’Algérie en juillet 1962 pour qu’un premier témoignage d’une victime de viol vienne ouvrir la boîte de pandore. Il s’agit de celui de Louisa Ighilahriz, résistante algérienne surnommée Louisette, qui dévoile dans un témoignage au Monde du 20 juin 2000 la nature des sévices dont elle a été victime en septembre 1957, à l’âge de 20 ans, au siège de la 10e division parachutiste (DP) à Alger.
«J’étais allongée nue, toujours nue […]. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, je me mettais à trembler […]. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter», se rappelle-t-elle.
«Le viol pendant la révolution algérienne était une pratique criminelle utilisée par les différents corps de l'armée française», affirme le Pr Belghit, soulignant que «la torture n'était pas une réplique à une "violence" commise par les Algériens, mais une doctrine, une foi et un volontariat affirmés».
Et de rappeler qu’avant sa mort, «le général Paul Aussaresses a lui-même avoué avoir torturé des Algériens et créé ce qu’il nomme "l’Escadron de la mort", formé d'assassins professionnels dont la plupart sont des bourreaux amenés par le général Massu après l'agression tripartite contre l'Égypte fin octobre 1956».
«La torture a commencé effectivement lors de la bataille d'Alger de décembre (1956-1958), lors de laquelle l’armée coloniale a créé une "Gestapo algérienne" à l’image de celle de l’Allemagne nazie», confie-t-il.
Dans le même sens, l’académicien — qui rappelle que «la torture subie par les Algériens n’avait rien à envier celle pratiquée par les nazis: insultes, humiliations, torture physique et viol» — déplore le fait que «les seules exactions punies en France sont celles commises exclusivement contre des Français par l’Organisation armée secrète (OAS)».
«Se défendre contre les tortionnaires»
Les femmes algériennes se sont battues pour «se défendre contre les tortionnaires», indique le Pr Mohamed Lamine Belghit qui évoqué l’exemple de la martyre Ghezala bent Ammar, dans l’est de l’Algérie. «Elle avait imaginé une méthode pour protéger l'honneur des femmes».
En effet, «dès qu’elle entendait le rugissement des voitures des militaires français, elle allait droit sur le toit de sa maison et appelait toutes les femmes du village à la rejoindre chez elle».
«Les femmes, âgées de sept à 60 ans, se rassemblaient dans la cour de la maison et se transformaient en une seule masse humaine en se tenant les unes et les autres par la main», explique-t-il, soulignant qu’ainsi, «dès que des soldats tentaient de sortir l’une d’elles, elles réagissaient ensemble avec force pour les y empêcher».
«Elle a également inventé le jus d'oignon avec lequel les femmes s’aspergeaient le corps dès que l'ennemi s'approchait, tout en se couvrant le visage avec de la cendre», raconte-t-il, concluant qu’elle «a été assassinée par un officier qui lui fracassé la poitrine avec un coup de crosse».