Le Pape était bel et bien attendu à Nadjaf. Les grands axes routiers de la ville sainte chiite étaient ornés de grandes affiches à son effigie, souriant aux côtés de l’ayatollah Ali Sistani. On pouvait y lire un appel au dialogue interreligieux: «vous êtes une partie de nous, nous sommes une partie de vous». Pourtant, nous sommes dans un Irak meurtri par les guerres: juste à côté, trônent des portraits du général iranien Qassem Souleimani et d’Abou Mahdi El Mouhandes, fondateur de la milice chiite irakienne Kataeb Hezbollah, tous deux tués par les Américains.
A l’issue de cet entretien de 50 minutes avec le Pape François, l’Ayatollah Sistani a souligné dans un communiqué officiel «l’attention qu’il porte au fait que les citoyens chrétiens vivent comme tous les Irakiens en paix et en sécurité, forts de tous leurs droits constitutionnels.» Le souverain pontife a répondu publiquement quelques heures plus tard lors d’un discours dans la ville de Ur que «la diversité religieuse, culturelle et ethnique, qui a caractérisé la société irakienne pendant des millénaires, est une précieuse ressource à laquelle puiser, non pas un obstacle à éliminer».
Photo historique de la rencontre à Nadjaf en Irak entre l'ayatollah Ali Sistani, une des plus hautes autorités de l'islam chiite, et le pape François. pic.twitter.com/FTrO0szgB2
— Georges Malbrunot (@Malbrunot) March 6, 2021
Arrivé le vendredi 5 mars à Bagdad, le Pape François défraie la chronique. Médias occidentaux comme arabes louent son courage et sa bravoure de voyager dans un pays où la violence est omniprésente… et où le Covid-19 touche plus de 5.000 personnes par jour. À peine sorti de l’avion, le vendredi 5 mars, il s’est entretenu avec le Premier ministre Mustapha el Khadimi et le Président Barham Salih.
C’est toutefois cette rencontre du 6 mars entre les deux chefs religieux, l’un chiite et l’autre chrétien, qui interpelle le plus. Une entrevue qui a aussi un parfum politique. Au-delà d’être l’un des principaux dignitaires chiites d’Irak, Ali Sistani pèse en effet sur la politique du pays, plaidant pour la fin des ingérences étrangères (y compris iraniennes) et pour la laïcité de l’État.
Interrogé à la veille de cette rencontre entre les deux dignitaires, Benjamin Blanchard, directeur général de l’association SOS Chrétiens d’Orient, présente dans le pays depuis 2013 et l’essor de Daech*, cache difficilement son enthousiasme sur la venue du pape, qu’il juge «historique et symbolique».
«Rendre visite à l’Ayatollah Sistani à Nadjaf, c’est extrêmement symbolique. Il y a une portée politique et religieuse importante. En acceptant cette rencontre, l’Ayatollah Sistani démontre et prouve que la communauté chrétienne compte et n’est pas oubliée», souligne le patron de l’ONG au micro de Sputnik.
Le Pape François est en effet le premier souverain pontife à se rendre en Irak. Jean Paul II s’était rendu au Liban en 1997 et en Syrie en 2001. Benoît XVI avait également fait le déplacement au pays du Cèdre en 2012.
Le pape en Irak: une visite «historique et symbolique»
Il est donc loin d’être anodin que le pape François ait rencontré l’ayatollah Ali Sistani à Nadjaf, centre culturel et politique du chiisme en Irak. Cette ville abrite le mausolée d’Ali et elle est considérée pour les chiites comme la 4e ville sainte derrière Médine, la Mecque et Jérusalem. Tout un symbole donc: le représentant de l’Église catholique a rencontré dans son fief l’un des chefs religieux chiites les plus importants d’Irak.
Cette rencontre confirme que les deux communautés religieuses partagent certains intérêts et en tout cas les mêmes préoccupations quant à la résurgence de Daech* dans la région. Depuis l’invasion américaine en 2003, l’Irak a connu plusieurs guerres civiles confessionnelles. Les chiites tout comme les chrétiens sont considérés comme des hérétiques par les salafistes sunnites. Assimilés à l’Occident, les chrétiens d’Irak ont en effet été persécutés par Daech*. Quant à eux, les chiites sont perçus comme impurs.
«Tout le monde condamne Daech*, surtout les chiites. Les sunnites ont peut-être fait preuve de complaisance à l’égard de la mouvance djihadiste quand celle-ci était puissante dans certaines régions», explique prudemment Benjamin Blanchard, dont les bénévoles travaillent au Moyen-Orient .
Néanmoins, parler d’alliance entre chiites et chrétiens serait inexact. S’il y a convergence des luttes, les chiites représentent environ 55% de la population irakienne, alors que les chrétiens pèsent à peine que 1%. Par ailleurs, l’Ayatollah Sistani ne représente pas l’ensemble de la communauté chiite.
L’ennemi de mon ennemi est mon ami?
Celui-ci défend une vision très nationaliste, très laïque, et s’oppose même aux milices des Hachd el Chaabi, jugées inféodées à Téhéran. Certaines d’entre elles vont même jusqu’à condamner la visite du pape, non pour des raisons religieuses, mais au nom de la dénonciation de la présence étrangère sur le sol irakien. Malgré le retour de certaines familles chrétiennes dans la plaine de Ninive, ces milices chiites imposent leur domination avec notamment «l’installation d’un siège du parti chiite». «la méfiance est donc de mise» entre communautés, souligne Benjamin Blanchard. Pour justifier ses propos, l’humanitaire nous raconte une anecdote dans la ville de Bassora.
«Les chrétiens n’ont pas de travail. Le seul travail qu’ils puissent trouver, c’est de vendre de l’alcool dans une petite boutique. Or, la communauté chiite dénonce cette vente pour des raisons religieuses», explique le dirigeant de SOS Chrétiens d’Orient, avant d’ajouter, narquois, que «s’il y a de la vente, c’est qu’il y a bien des acheteurs.»
Comme le précise notre interlocuteur, «le Pape vient mettre la lumière sur les chrétiens, car ils sont littéralement déconsidérés par le pouvoir central.» Un gouvernement irakien falot, qui cherche à exister entre les pressions américaines et le poids des milices. Dans cette guerre par procuration entre l’Iran et les États-Unis, les chrétiens sont plus que jamais marginalisés.
Chrétiens d’Irak persécutés: un éternel recommencement
Les chrétiens d’Orient sont-ils voués à être des citoyens de seconde zone? Les difficultés économiques, l’exode vers le Kurdistan irakien, l’insécurité prouvent qu’il ne fait pas bon vivre pour la communauté chrétienne en Irak. «Avant l’invasion américaine de 2003, les chrétiens étaient 1,3 million, aujourd’hui ils sont environ 250.000», déplore Benjamin Blanchard. Quand on lui demande comment il caractériserait la situation chrétienne en Irak, sa réponse est sans équivoque:
«Durant la guerre civile, beaucoup ont quitté Mossoul pour Qaraqosh puis vers Erbil. Ils sont sans cesse obligés de recommencer ce qu’ils avaient tenté de construire autre part,» explique l’humanitaire avant de résumer, lapidaire: «il n’y a pas de stabilité pour les chrétiens.»
Mustafa al Kadhimi, Premier ministre irakien, avait déclaré le 18 février dernier lors d’une rencontre avec des officiels chrétiens irakiens que «l’Irak sans les chrétiens n’était plus l’Irak». Or, pour Benjamin Blanchard, de tels propos ne sont que «de l’habillage politique», tout comme le fait d’avoir enfin reconnu Noël comme jour férié en Irak. Les conditions des chrétiens sont «déplorables», regrette-t-il. Mais ce qui l’inquiète avant tout, c’est la peur de l’exil:
«Les causes de l’immigration? En premier je vois l’histoire: cet éternel recommencement, les chrétiens massacrés, ballottés depuis un siècle. Ensuite, la sécurité actuelle, la corruption et la démographie: moins on est nombreux, plus on a envie de partir.»
Benjamin Blanchard, dirigeant une ONG aidant les chrétiens en terre d’islam, ne peut finalement qu’espérer que la visite historique du chef de l’Église catholique apportera une amélioration du sort des chrétiens d’Orient. Un espoir pourtant ténu:
«Le pape n’a pas de baguette magique et cette rencontre ne rétablira pas pour autant un État irakien fort.»
*Organisation terroriste interdite en Russie